La nomination du général de brigade Souleymane Kandé comme attaché militaire à l’ambassade du Sénégal à New Delhi en mai 2024 et la polémique qu’elle a suscitée nous offrent l’occasion de revisiter une dimension de l’histoire militaire du Sénégal rarement évoquée. Le patriotisme, le professionnalisme et la loyauté de l’armée sénégalaise envers les autorités civiles, dans une Afrique de l’Ouest qui bat le record mondial de coups d’État militaires, en font un modèle respecté dans le monde entier. Cependant, il est important de reconnaître que l’armée est un corps social vivant composé d’hommes et de femmes talentueux et ambitieux. À cet égard, il est tout à fait compréhensible que le choc des ambitions crée parfois des bouleversements. Dans cette brève contribution, j’analyse quelques-uns des bouleversements qui ont secoué l’Armée entre l’année de sa création en 1960 et sous la présidence d’Abdou Diouf.
L’exploration de la longue histoire de l’armée sénégalaise révèle que l’affaire du général Kandé est loin d’être un cas isolé. Avant le général Kandé, deux officiers supérieurs de l’armée ont été affectés, contre leur gré, comme attachés militaires auprès des ambassades du Sénégal. Les raisons invoquées pour justifier leur affectation sont similaires à celles relevées dans le cas du général Kandé. Ils concernent principalement les rivalités et les conflits de personnalité entre officiers supérieurs. Pour le cas du général Kandé, plusieurs théories ou plutôt spéculations sont avancées. Pour certains, le Général est victime d’une cabale d’officiers supérieurs plus âgés que lui et jaloux de son ascension fulgurante. Pour d’autres, il a payé le prix de sa présomption lorsque, avec le soutien du président Macky Sall, il a ignoré aujourd’hui les instructions de son supérieur, le chef d’état-major général des forces armées (Cemga), Birame Diop. aujourd’hui ministre des Armées, pour lancer une grande offensive contre les rebelles en Casamance. D’autres encore l’accusent d’être un opposant cagoulé au nouveau régime et insinuent même qu’il préparait un coup d’État.
Avant le général Kandé, deux officiers supérieurs de l’armée sénégalaise ont été affectés, contre leur gré, comme attachés militaires auprès des ambassades du Sénégal. La stature de ces officiers et leur volonté de contester publiquement la décision prise à leur encontre avaient, à l’époque, représenté une réelle menace pour la cohésion de la jeune Armée nationale.
Le lieutenant-colonel (Lc) Mademba Sy est le premier officier supérieur sénégalais nommé attaché militaire contre son gré. Le Lc Mademba Sy était, avec le Lc Jean Alfred Diallo, l’un des deux seuls officiers de ce grade dans l’armée sénégalaise lorsque le Sénégal a acquis son indépendance en 1960. Le Lc Mademba Sy qui, comme le Lc Jean Alfred Diallo, a servi dans l’armée française, était un officier particulièrement brillant et populaire parmi les officiers et le personnel enrôlé. Les archives coloniales offrent l’image d’un militaire très ambitieux qui ne cachait pas son désir de devenir un jour Cemga et peut-être même chef de l’Etat. Il était soupçonné d’être de connivence avec un groupe d’officiers qui travaillaient pour lui et qui s’employaient à saper l’autorité du lieutenant-colonel Jean Alfred Diallo, son rival, nommé Cemga, lors de la crise de 1962. Ces officiers, disaient : « Nous l’admirions parce qu’il était un fantassin et un chef d’hommes sur le champ de bataille, tandis que le Lc Diallo était un officier du génie, plus préoccupé par les questions de logistique.
Le président Senghor, conscient de cette rivalité et du danger qu’elle représentait pour la jeune Armée nationale, avait écarté Lc Sy en le nommant chef d’état-major de l’Union africaine et malgache de défense (Uam/D) dont le quartier général était à Ouagadougou. Lorsque le Lc Diallo a été promu Cemga, le Lc Sy a demandé son affectation à Dakar pour, dit-il, aider son camarade dans les efforts de construction de la nouvelle Armée Nationale, mais il n’a pas reçu l’accord de Cemga. Ses relations avec ce dernier ne cessent de se dégrader. Il accepte difficilement sa tutelle, se considérant comme l’officier le plus qualifié pour diriger l’armée sénégalaise. Il a ouvertement exprimé sa colère lorsque le Cemga n’a pas réussi à inscrire son nom sur le tableau d’avancement dans l’armée pour 1965, arguant qu’il n’avait pas servi un certain temps de commandement dans son grade. Après avoir démissionné de son poste à l’Uam/D, le Lc Sy, qui souhaitait rentrer au Sénégal, a été affecté à Paris comme attaché militaire à l’ambassade du Sénégal. Il sera ensuite transféré à Kinshasa. En 1963, son nom est associé aux rumeurs d’un coup d’État impliquant une vingtaine d’officiers et sous-officiers dont le chef présumé, l’un des officiers les plus populaires de l’armée et l’un de ses plus grands admirateurs, est décédé dans un mystérieux accident de voiture.
La même année (1963) où le Lc Mademba Sy est affecté à l’ambassade du Sénégal à Paris, le président Senghor prend la même décision concernant un autre cadre de l’armée, le commandant (cmdt) Faustin Pereira. Le Cmdt Pereira, qui avait un historique de service impeccable dans l’armée française, a joué un rôle crucial lors de la crise de 1962. Il commande ensuite le bataillon de parachutistes basé à Rufisque. En ce jour fatidique du 17 décembre 1962, qui marqua le point culminant de la crise au sommet de l’État entre le président de la République Léopold Sédar Senghor et le président du Conseil Mamadou Dia, la gendarmerie, la garde nationale et l’Armée. , répondant aux ordres des deux protagonistes de la crise, se sont affrontés au Palais Présidentiel, au bâtiment de l’Assemblée Nationale et à la Radio Nationale. Le soutien de l’Armée en général et surtout des parachutistes commandés par le Commandant Pereira au Président Senghor a été décisif pour éviter une guerre fratricide au sein des Forces de Sécurité et pour la victoire finale du Président de la République sur le Président du Conseil.
Le cmdt Pereira, tout comme son camarade Lc Mademba Sy, a eu du mal à accepter la supervision de Cemga Diallo. Lorsque, après sa nomination, celui-ci lui envoya un militaire pour servir de liaison entre son unité et l’état-major, il refusa de le recevoir. Cet acte d’insubordination lui coûte son commandement et 45 jours d’arrestation rigoureuse. Après avoir purgé sa peine, le président Senghor le nomme attaché militaire à l’ambassade du Sénégal à Washington.
Mais contrairement au Lc Mademba Sy, qui semble avoir rejoint son poste à contrecœur mais sans résistance apparente, le commandant Pereira a remué ciel et terre pour ne pas quitter le Sénégal. Il aurait demandé à plusieurs personnalités d’intercéder en sa faveur, dont le calife général des Mourides, Serigne Falilou Mbacké, un proche du président Senghor. Il aurait également tenté de mobiliser certains sous-officiers pour sa cause et aurait même donné un ultimatum de trois jours au président de la République, en charge du ministère des Armées, pour le réintégrer à son commandement du Groupe parachutiste. . Cet activisme aurait irrité le président Senghor qui lui ordonna de reprendre son poste le 18 octobre 1963 à 3h30 du matin et il obtempéra. Il a pris sa retraite en 1969 après son retour de Washington.
Cependant, même dans la vie civile, le commandant Pereira restera sous le radar des autorités. En décembre 1969, il est arrêté suite à une dénonciation du général Amadou Fall, un ancien de la Cemga qu’il contacte pour lui demander de prendre la tête d’un complot contre le président Senghor. Une liste de personnalités censées former un nouveau gouvernement en cas de succès du soi-disant complot de Noël aurait été retrouvée chez lui. Le commandant Pereira et son complice, le lieutenant Coly, seront jugés le 19 décembre et condamnés respectivement à 5 ans et 8 ans de prison malgré l’absence de preuves tangibles. Il semblerait que les autorités aient voulu faire taire un ancien militaire connu pour ses critiques acerbes à l’égard de la politique gouvernementale et du chef de l’armée.
La tentative de coup d’État qui aurait été conçue par Cemga Joseph-Louis Tavarez de Souza en 1988 et dont parle le président Abdou Diouf dans ses mémoires aurait sans doute constitué la plus grande crise de l’histoire politique du Sénégal indépendant si elle s’était concrétisée. Cette affaire, tuée dans l’œuf, n’a pas encore fini de livrer tous ses secrets. Le président décrit en détail comment la magistrate Andresia Vaz lui a révélé une conversation qu’elle avait eue avec une de ses amies, épouse du colonel Gomis, chef des parachutistes, contactée par Cemga de Souza pour participer au coup d’État. Le général de Souza a été promu Cemga par le président Abdou Diouf en 1984, en remplacement du général Idrissa Fall nommé par le président Senghor.
Le président Diouf décrit la relation entre le général de Souza et un mystérieux Français qui l’a encouragé à prendre le pouvoir. Tout cela s’est produit en 1988, l’année où le Sénégal traversait l’une des crises politiques les plus graves de son histoire. Abdoulaye Wade, le leader de l’opposition, était en prison. Et pour la première fois, des voitures piégées ont explosé à Dakar. Le Français aurait convaincu Cemga que la situation était quasi-insurrectionnelle et que le coup d’État était le seul moyen de rétablir l’ordre. Le président Diouf a réussi à déjouer la tentative de coup d’État, mais s’est abstenu de traduire en justice les coupables présumés. Plus surprenant, Cemga a bénéficié du même traitement que ses prédécesseurs. Il est nommé ambassadeur du Sénégal à Bonn. Mais l’année suivante, le président démet De Souza de ses fonctions et met à la retraite le colonel Oumar Ndiaye, ancien intendant général de l’armée, et le lieutenant-colonel Joseph Bampassy, ancien chef des troupes commandos. Ils ont été sanctionnés pour « fautes graves dans le service et contre la discipline ». D’autres sources indiquent cependant qu’ils ont été sanctionnés pour avoir exprimé des réserves quant à l’utilisation des troupes à des fins de maintien de l’ordre lors des émeutes postélectorales de 1988.
Il convient de noter que De Souza a toujours nié son implication dans une tentative de coup d’État. Dans un entretien au journal Sud Quotidien du 29 novembre 2014, il a réaffirmé son innocence et insisté sur son opposition de principe aux coups d’État. Il est décédé le 3 juillet 2017. Dans l’article annonçant son décès, le journaliste écrivait : « Apprécié par ses pairs et détesté par ses supérieurs, les autorités civiles… » Ce constat concorde avec les témoignages que j’ai reçus d’un officier supérieur à la retraite. Ce dernier considère Cemga De Souza comme le meilleur leader ayant dirigé l’armée sénégalaise. Il est proche des troupes dont il améliore considérablement les conditions de vie et de travail. Il crée la Coopérative de Construction Militaire (Comico) qui permet à de nombreux soldats d’avoir un toit au-dessus de leur tête. Il est donc fort possible que le général De Souza ait été victime de sa popularité et de la peur et de la jalousie de ses pairs et de ses dirigeants.
Ces événements que je viens de décrire n’altèrent en rien l’identité fondamental de l’Armée Sénégalaise qui se définit comme une Armée Nation. Ce n’est certes pas un long fleuve tranquille, mais durant plus de soixante ans d’existence il a démontré qu’il disposait des ressources nécessaires pour gérer ses contradictions internes sans nuire à la stabilité de la République.
Cheikh Anta BABOU
Professeur d’histoire
Université de Pennsylvanie