LaQuotidienne : Comment évaluez-vous la décision du ministère de l’Éducation nationale de généraliser l’enseignement de la langue amazighe ?
Meryam Demnati : La décision de généraliser l’enseignement de la langue amazighe ne date pas d’aujourd’hui, mais d’il y a plus de 20 ans, après le discours royal d’Ajdir le 17 octobre 2001 et la création de l’Institut royal de la culture amazighe (IRCAM). En septembre 2003, une circulaire 108 du Ministère de l’Éducation Nationale (MEN) pour l’opérationnalisation de l’intégration de l’Amazigh dans l’éducation a été publiée. Les principes généraux sur lesquels reposait cette intégration de la langue amazighe dans le cadre de la convention signée entre le MEN et l’IRCAM étaient les suivants :
1) La langue amazighe doit être enseignée à tous les Marocains sans exception.
2) La langue amazighe doit être généralisée au niveau horizontal et vertical.
3) La langue amazighe doit être standardisée graphiquement, orthographiquement, lexicalement et morphosyntatiquement.
4) La langue amazighe doit être transcrite dans son alphabet original Tifinagh.
La carte scolaire proposée par le ministère en 2003 avait programmé la généralisation pour 2012. Mais en réalité, cette généralisation de l’amazighe dans toutes les écoles et à tous les niveaux scolaires, non seulement s’était éternisée, mais avait décliné voire stoppé par la poursuite dans certains pays. Régions. Les rares académies qui se sont chargées de mener à bien ce projet, malgré toute leur bonne volonté, avaient rencontré de nombreux problèmes dans la gestion de ce dossier compte tenu de l’anarchie régnant dans les services centraux de ce ministère. Depuis le début, aucun suivi sérieux n’a été fait pour accompagner l’intégration des Amazighs dans le système éducatif. Le traitement de cette affaire ira de la négligence ou de la frivolité au mépris total. Les « acquis fragiles » de l’époque, comme la création de l’Ircam, les conventions signées avec le ministère, les notes et circulaires, n’ont pas eu les résultats ni l’impact institutionnel escomptés.
Lorsque la langue amazighe a été formalisée par la Constitution de juillet 2011, près d’une décennie plus tard, la réalité s’est révélée amère et les résultats de la généralisation de l’amazigh ont été catastrophiques. Bien que la langue amazighe ait été reconnue comme officielle par la loi suprême, les quelques acquis de ces dernières années ont été bafoués de manière discriminatoire par le MEN. Certaines Académies ont complètement fait un pied de nez à l’accord signé entre l’Ircam et le MEN, aux notes ministérielles rédigées en ce sens et donc à la Constitution de juillet 2011. Le chaos, le désordre total, l’illégalité au grand jour, un ministère où chacun fait ce qu’il veut, et où l’amazighité est humiliée et dégradée.
L’annonce faite par le ministre Chakib Benmoussa intervient dans un contexte particulier lié à la décision du Roi Mohammed VI de décréter le Nouvel An amazigh comme jour férié officiel. Dans le même temps, la langue amazighe devient une condition d’octroi de la nationalité et le gouvernement annonce qu’il consacrera 300 millions de dirhams au titre de la loi de finances 2023 à la question de l’amazighité. L’importance réitérée par le Souverain à la langue et à la culture amazighe et toutes ces décisions gouvernementales ont donc mis cette question de l’enseignement amazigh sur le devant de la scène.
On nous parle alors, une nouvelle fois, de la généralisation de la langue amazighe dans l’enseignement pour les années à venir. Le bruit fait autour de cette déclaration n’est-il encore une fois qu’un effet d’annonce ? Ou y a-t-il enfin une réelle volonté d’appliquer la loi organique relative à la concrétisation de la Constitution marocaine ?
LQ : Selon le ministre Chakib Benmoussa, les efforts déployés en ce sens ont déjà permis d’atteindre un taux de 31% d’établissements primaires enseignant en amazigh pour l’année 2023-2024. Qu’en penses-tu ?
MARYLAND: Aucune évaluation sérieuse n’a été faite depuis 2003, année de l’intégration de la langue amazighe dans l’éducation. Pas de plan prévisionnel et de carte scolaire pour accompagner la généralisation de la langue amazighe dans toutes les écoles durant ces 20 années. Il existe aujourd’hui un manque total de données statistiques fiables permettant d’évaluer la situation de cette intégration. Le taux de 31 % est un taux fictif et tellement astronomique qu’il en devient ridicule. Le problème majeur auquel est confronté l’enseignement de la langue amazighe est une pénurie importante et alarmante de ressources humaines, qui s’est aggravée ces dernières années. La majorité des enseignants formés par l’Ircam depuis 2003 sont soit à la retraite, soit rappelés pour enseigner l’arabe ou le français. Ce ne sont pas les quelques centaines d’enseignants spécialisés dans la langue amazighe, venus des centres régionaux, qui combleront ce déficit. Pour une véritable généralisation de la langue amazighe dans l’enseignement, il faudra plus de trois fois le nombre d’enseignants spécialisés pour pouvoir couvrir l’ensemble du territoire, des diplômés plus spécialisés issus des différentes universités et aussi la reprise des formations spéciales encadrées sur le terrain par l’Institut Royal de la Culture Amazighe.
LQ : Selon vous, quelle serait la solution appropriée pour combler ces « lacunes » ?
MARYLAND: Un traitement plus sérieux de cette question est plus qu’urgent et fondamental pour que l’enseignement de la langue amazighe bénéficie des conditions assurant sa réussite. Le statut de langue officielle est censé protéger la langue amazighe contre toute tentative d’affaiblissement ou de marginalisation politique et juridique. Aucune langue, aussi prestigieuse soit-elle, ne peut survivre si elle est interdite dans les écoles et dans divers domaines publics et privés.