Quelles qu’elles soient – patriarcales et matriarcales – toutes les sociétés se structurent autour d’une même distinction articulée entre une masculinité virile, et une féminité émotionnelle et plus passive, plus soumise aux événements. “Cette distinction fantasmée marque encore nos imaginaires”, note le professeur d’histoire culturelle à l’université Paris 8, Martial Poirson. « Pourtant, il a évolué en deux mille ans », précise-t-il dans l’ouvrage Histoires des préjugés (1).
L’homme a pu pleurer dans l’Histoire, soulignez-vous, mais pas avec n’importe quelles larmes…
En effet. Durant l’Antiquité, on assiste à un partage de larmes. L’homme peut pleurer, mais il doit le faire avec dignité et noblesse. Ainsi Achille qui pleure dans l’épopée homérique des larmes viriles qui sont l’expression du courage et de la fraternité du combat. On retrouve aussi de telles larmes chez les Romains. Lorsque César franchit le Rubicon, il est en larmes devant ses soldats. Il témoigne ainsi de sa conscience d’accomplir un geste historique. Ce sont des larmes d’affirmation de soi, de transformation du monde, de conquérant.
De l’autre côté, il y a des cris féminins associés à la compassion et à l’empathie. Ces larmes sont souvent des larmes sociales – parfois institutionnalisées dans des rituels comme les processions de pleureuses – qui s’accommodent très bien de la position subalterne des femmes et réaffirment les assignations de genre.
Le christianisme valorise d’autres larmes, celles de l’humilité, de la contrition…
Nous assistons à une révolution culturelle avec le christianisme. Soudain, un homme, et pas n’importe lequel – le fils de Dieu – crie de compassion, alors que ce geste était plutôt réservé aux femmes dans l’Antiquité. Et cela va de pair avec un cri de contrition, d’humilité, de conscience de sa finitude. C’est un cri presque métaphysique qui agrémentera les larmes jusqu’au Siècle des Lumières, grand moment lacrymal.
Le 18ème siècle sera le siècle de la sensibilité, mais tout change au 19ème siècle : l’homme peut pleurer en privé, mais plus en public. Qu’est-ce qui explique ce virage ?
La famille bourgeoise impose ses valeurs et distingue plus clairement les espaces privés des espaces publics. Les larmes masculines leur échapperont pendant environ un siècle. Ils sont donc perçus comme un signe de faiblesse, car l’homme doit désormais contrôler ses émotions. On le voit dans la classe ouvrière avec la figure du prolétaire, du travailleur acharné viril et endurant, capable d’affronter dignement la misère et le malheur. Parallèlement, par l’endurcissement, le service militaire apprend en quelques mois à chaque jeune citoyen-soldat à maîtriser ses sentiments et à sublimer la peur au combat.
---Ce XIXe siècle marque-t-il encore nos esprits ? Continuons-nous à considérer nos émotions comme polluant nos décisions et nos actions ?
Oui, elle marque encore notre imaginaire collectif et notre inconscient culturel, même si ce tabou des larmes n’a duré qu’un siècle. La Première Guerre mondiale, puis la défaite de 1940 – notamment en France, vaincue presque sans combat – ont ébranlé l’image du soldat viril, du héros dur et intrépide capable de défendre sa famille et sa patrie. Le paradoxe est donc que cette image reste active dans nos imaginaires, mais entre en contradiction avec d’autres injonctions contemporaines.
Parce qu’aujourd’hui, pleurer est mieux considéré. Même pour un leader politique…
Il y a eu les larmes de compassion de Barack Obama et celles d’Helmut Kohl, par exemple. La déchirure devient un outil de communication à des fins politiques. Elle s’inscrit dans l’image de l’homme qui prend ses responsabilités, se laisse traverser par les drames de l’Histoire, assume ostensiblement sa capacité à s’émouvoir. C’est désormais ce qu’on attend des politiciens, des sportifs ou des stars. Parallèlement, des groupes de parole, forums, ateliers ou associations voient le jour au sein de la société civile qui prônent la déconstruction des assignations de genre. Tel est le cas de Travailleurs de l’eau (travailleurs de l’eau), une association américaine qui a fait des milliers d’adeptes et apprend aux hommes à laisser passer leurs émotions sans réprimer leurs affects.
Ce qui marque notre époque et qui apparaît comme un jalon historique, écrivez-vous, c’est le découplage entre masculinité et virilité. Peut-on donc se sentir homme sans forcément faire preuve de virilité ?
Cette conception guerrière de la virilité est en effet aujourd’hui en crise. Peu de gens y croient, même s’il reste actif dans nos histoires culturelles (dans les films, les contes, la littérature…). Cela génère des injonctions contradictoires parfois difficiles à vivre pour les hommes. C’est aussi ce qui explique les réactions qui vont dans l’autre sens ; ainsi que le discours viriliste de Poutine qui vilipende une Europe occidentale « décadente » qui aurait perdu toute virilité au contact émollient, dit-il, des femmes et des homosexuels.
(1) Dans le livre Histoire des préjugés publié aux Éditions Les Arènes, et sous la direction de Jeanne Guérout et Xavier Mauduit, 39 historiens ont décidé de confronter nos préjugés collectifs pour en comprendre les racines et les ressorts. Tous les lundis de février et de mars, avec le spécialiste du sujet abordé, « La Libre » remontait aux sources d’un préjugé présenté dans ce livre.