Lauréat dimanche des Golden Globes du meilleur drame, de la meilleure réalisation et de la meilleure interprétation masculine pour Adrien Brody, et précédemment lauréat du Prix de la mise en scène à Venise, Le brutaliste (Le brutaliste), de Brady Corbet, est en passe de briller aux Oscars. Fresque large et intimiste retraçant le destin d’un architecte juif hongrois émigré aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale, le film est à l’image du bâtiment que le protagoniste rêve de construire dans son pays d’origine. bienvenue : ambitieuse, unique et pleine de sens cachés. En entretien, le cinéaste revient sur ce projet qui a duré sept ans.
« Tout a commencé avec la lecture d’un livre intitulé Marcel Breuer et un comité des Douze planifient une église », relate Brady Corbet lors d’un entretien téléphonique.
« C’est un livre étonnant, publié par une toute petite maison d’édition, dans lequel un moine raconte, de son point de vue très particulier, la construction à partir de 1953 de l’abbaye de Collegeville, dans le Minnesota, par Marcel Breuer. »
Après avoir brièvement réfléchi à raconter la vie de cet architecte emblématique du Bauhaus, mouvement où la fonctionnalité prévalait sur l’éclat, la pureté des lignes plutôt que les fioritures, Brady Corbet et Mona Fastvold, sa co-scénariste et épouse à la ville, ont changé d’avis. Cependant, leur architecte fictif a conservé de nombreuses caractéristiques de Breuer : origines juives hongroises ; influence du Bauhaus et de son brutalisme relatif plus imposant ; exil, à long terme, aux Etats-Unis…
En effet, avant d’arriver à l’écriture, Brady Corbet a lu un deuxième livre. Quel livre lui a fait comprendre qu’il traitait d’un sujet dépassant la simple notion de drame biographique.
« Ce livre s’appelle Architecture en uniforme. Planifier et construire pour la Seconde Guerre mondialeet il a joué un rôle déterminant dans la conception du film. L’auteur, Jean-Louis Cohen, explique comment l’architecture d’après-guerre est intrinsèquement liée aux traumatismes d’après-guerre. D’une certaine manière, Mona et moi avons construit notre histoire autour de cette idée. »
Personnage fictif donc, László Tóth (Adrien Brody) a néanmoins été développé de manière à évoquer, avec de nombreux détails convaincants, une personne réelle. En cela, Le brutaliste s’inscrit dans la lignée des précédents films de Brady Corbet, à savoir L’enfance d’un leader et Vox Luxbiographies fictives d’un futur leader autoritaire et d’un chanteur pop, respectivement.
Jeu de miroir
Un mot sur le nom du héros : depuis la première à la Mostra, de nombreuses théories circulent quant au sens à donner à ce choix de nom, « László Tóth », que certains ont immédiatement pris pour une référence à Laszlo Toth, un géologue australien né en Hongrie qui, en 1972, a vandalisé Le Compassionde Michel-Ange, à coups de marteau.
«Oui, j’ai vu ça», avoue le réalisateur en riant au bout du fil. Mais non : je voulais juste un nom hongrois très courant, et il se trouve qu’à l’époque, en Hongrie, celui de László Tóth était très courant : c’était l’équivalent de John Smith. »
En parlant de l’époque représentée : nous rencontrons László dans des circonstances déstabilisantes et chaotiques. Rivée à lui, la caméra le suit dans la pénombre, dans des dédales et des espaces indéfinis. Et voilà que László apparaît sur le pont d’un cargo : enfin la lumière.
Après l’horreur des camps de concentration, László contemple la Statue de la Liberté, les yeux pleins d’espoir… Cependant, la perspective aidant, le monument, premier repère après la confusion, apparaît à l’envers : présage de ce qui attend László. Époustouflante, cette séquence d’ouverture est représentative du génie affiché tout au long.
Installé peu après à Philadelphie, László fut chargé par le riche industriel Harrison Lee Van Buren (Guy Pearce) de concevoir un complexe architectural monumental. Mais rapidement, la relation entre László et son employeur devient toxique, contrairement à celle bénéfique entre lui et son partenaire Erzsébet (Felicity Jones), également survivant des camps.
« Mona et moi avons un peu vécu cela, avec des financiers qui voulaient à la base nous « collectionner », car collecter notre travail ne leur suffisait pas. Le film, c’est aussi ça, cette volonté de collectionner non seulement l’art, mais aussi l’artiste », confie Brady Corbet.
Le jeu du miroir ne s’arrête pas là. En effet, après s’être laissé fasciner par la figure de l’architecte au travers de ses lectures, Brady Corbet s’est véritablement reconnu en elle.
« Vous regardez les architectes de cette période, ceux qui ont marqué le mouvement brutaliste, comme Breuer, Le Corbusier, Paul Rudolph, Louis Kahn… Les grands architectes en général, au fond… C’étaient tous des êtres notoirement difficiles et têtus. Mais avaient-ils le choix de créer ce qu’ils ont créé ? C’est la même chose pour les cinéastes. C’est notre lot d’être difficile et têtu. »
En effet, en défendant une vision singulièrement différente de tout ce qui a précédé, ne sommes-nous pas condamnés à rencontrer des oppositions, voire de l’hostilité, dès la conception ?
« Parfois, faire un film, c’est être en conflit pendant des années. Architecte, cinéaste… ce sont des métiers qui attirent un certain type de personne, je suppose… »
L’art reste
Autre point commun entre l’architecte et le cinéaste, selon Brady Corbet : « Dans le cadre d’un projet, nous devons parfois nous résoudre à collaborer avec des personnes qui ne partagent pas nos valeurs morales et éthiques. Mais nous y consentons, au nom de l’art. »
À ce sujet, le film propose une réflexion riche et nuancée. Ainsi l’art, représenté par László Tóth, peut décoller grâce au commerce, représenté par Harrison Lee Van Buren. Sauf qu’après avoir rendu possible la création, cette puissance financière compromet paradoxalement son développement. Dans Le brutalistele capitalisme est un monstre – littéralement, compte tenu d’une évolution tardive qui restera silencieuse.
« Vous savez, Mona et moi partageons notre temps entre la Norvège, un pays « socialiste », et j’utilise des guillemets, et les États-Unis, un pays capitaliste. Nous pouvons apprécier les qualités et les défauts de ces deux expériences sociales. Il n’en demeure pas moins que le capitalisme est tellement ancré en nous qu’il est plus facile d’imaginer la vie après la mort que la vie après le capitalisme. »
Et c’est aussi contre cela, à travers le riche Harrison Lee Van Buren, que se bat László Tóth, avec des armes très inégales. Cependant, comme le suggère l’épilogue du film, ceux qui, de leur vivant, ne se distinguent que par leur richesse sont volontiers oubliés par l’Histoire, puisqu’ils sont remplacés par d’autres magnats. Bref, les partisans du commerce disparaissent dans la nuit des temps. L’art et les artistes restent en revanche.
Le film Le brutaliste sort sur les écrans en version 70 mm le 17 janvier au Cineplex Banque Scotia en version originale, puis en version limitée le 24 janvier en version originale s.-tf, et partout au Québec en février en version française