L’Île au tricot, d’Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L’helgoualc’h – .

L’Île au tricot, d’Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L’helgoualc’h – .
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L’île du tricot se déroule entièrement dans le jeu vidéo en ligne JourZ, un « simulateur de survie » se déroulant dans un monde post-apocalyptique peuplé de zombies. Trois documentaristes arpentent ses territoires désolés, suivent ses routes désertes et se glissent entre les hautes herbes pour contempler ses étendues sauvages. Comme JourZ se joue en vue subjective, les « yeux numériques » des avatars font office de caméra virtuelle – par exemple, pour « filmer » les branches d’arbres ondulant au vent, il leur suffit de relever la tête. Le film est cependant moins dédié à la découverte de ce monde ouvert qu’il vise à s’immerger au sein de la myriade de petits groupes constitués par les joueurs. Se présentant comme une équipe de cinéastes, avec les lettres PRESS inscrites en gros sur leurs tenues, le trio de réalisateurs est parti à leur rencontre et échange sur leurs pratiques.

L’approche n’est pas simple dans un univers où il faut faire face à des personnes infectées voraces et à des habitants prêts à ouvrir le feu sur quiconque s’approche d’eux. Si une rencontre heureuse leur permet d’apprendre à s’orienter grâce aux constellations, le risque d’être abattu sans sommation les pousse généralement à procéder avec prudence. Parce que dans JourZla mort est une menace à prendre au sérieux : l’équipe doit aussi penser à se nourrir, s’hydrater, prendre soin d’elle… L’atmosphère meurtrière qui règne sur l’île se reflète dans une scène étonnante observée par les documentaristes : pousser le jeu de rôle assez loin, les joueurs organisent une cérémonie à la mémoire d’un ancien chef de clan décédé. Cet événement révèle notamment la manière dont certaines communautés se fédèrent autour d’une fiction commune, en plus de partager la même philosophie dans leur approche du jeu. Qu’ils incarnent des pilleurs violents ou des pacifistes jurant de ne jamais prendre la vie (aussi numérique soit-elle), les survivants partagent via leurs avatars des souvenirs qui, avouent-ils parfois, semblent plus vifs que ceux de leur existence « IRL » (dans la vraie vie). L’objectif des cinéastes n’est cependant pas de dresser un tableau exhaustif des différentes manières de jouer. A mesure qu’ils prennent le temps d’écouter le « Révérend Stone » décrire la religion qu’il a inventée sur l’une des îles du territoire fictif du jeu (et qui donne son titre au film), il apparaît que les formes prises par ces communautés virtuelles sont plus spécifiquement leur objet d’étude.

Le monde perdu

La beauté de L’île du tricot réside justement dans sa capacité à restituer l’expérience hybride que constitue l’immersion dans un jeu vidéo, et notamment les jeux en ligne. Là, on pratique d’abord ce que Roger Caillois appelle mimétismeou le fait de ” devenez vous-même un personnage illusoire et comportez-vous en conséquence « . Dans un jeu comme JourZLE jeu de rôle ne se limite pas seulement à interpréter un personnage avec sa voix, mais implique également de déplacer le corps numérique comme on dirigerait une marionnette. Cet aspect du jeu est particulièrement évident dans une scène de rave party où les joueurs exploitent les animations rigides de leurs avatars pour danser de manière erratique. Cette dimension mimétique du jeu implique l’idée d’offrir un spectacle : on incarne son personnage peut-être avant tout pour l’offrir aux autres – ce que résume le « Révérend Stone » lors d’une réflexion sur sa tenue vestimentaire () pour certains la protection est la priorité, pour d’autres c’est le style “).

Cet horizon place JourZ (et autres titres similaires) en tant qu’héritier lointain de Seconde vie, un monde virtuel en 3D dans lequel Chris Marker a créé une île sur laquelle il a marché via son avatar, nommé Sergeï Murasaki. Marker avait déjà compris que la nature de ces mondes numériques était plus proche d’un « entre-deux » que d’ailleurs. On retrouve par endroits cette idée structurante dans L’île du tricot, par exemple lorsque le joueur jouant « Reverend Stone » commence à fredonner un air que sa fille ne cesse de chanter dans le monde réel, ou lorsque l’aboiement d’un chien entre dans le monde du jeu via un microphone. Au détour d’une scène encore plus inquiétante, un personnage se fige soudain car le joueur qui le contrôle doit aller s’occuper d’une enfant qui vient d’entrer dans la pièce où elle se trouve. En l’absence de son marionnettiste, le corps numérique se transforme en statue, tandis qu’on entend, à travers les micros, mère et fille discuter. On se rend alors compte que les avatars, en plus de constituer des « véhicules » permettant aux joueurs de se déplacer dans ce monde numérique, ouvrent une fenêtre sur leur quotidien : munis de la voix des joueurs qui les incarnent, ils laissent aussi parfois filtrer. résidus de leur environnement (bruits, conversations avec les proches, etc.).

Cette question de l’hybridité du monde numérique prend encore une autre dimension nouvelle alors que la pandémie de Covid-19 fait progressivement irruption dans les échanges entre acteurs, d’autant que le monde du numérique JourZ est également la proie d’une mystérieuse épidémie. Alors que le monde physique « fait une pause » à cause des confinements, une expédition est organisée au sein du jeu, avec pour objectif de s’aventurer au-delà de ses limites connues. Une fois la frontière franchie, les éléments du décor (arbres, herbes hautes, rochers) laissent place à une surface vierge et infinie. Ce terre inconnue révèle alors toute son étrangeté, d’autant plus que le Défaillance se multiplient à mesure que les avatars avancent : une lune carrée se lève à l’horizon, un personnage devient invisible… Au fil de cette marche vers l’infini, les lieux deviennent le miroir de ce qui se passe hors du cocon ludique : un environnement inquiétant, dépouillé de ses apparences ordinaires, qui se révèle néanmoins propice au regroupement et à la méditation. Durant l’expédition, les joueurs partagent la peine de ressentir » seule au monde « . Que faire une fois toutes les règles disparues ? Les réponses données à cette question diffèrent : le « Révérend Stone », ce « vieux » personnage, va immédiatement mettre un terme à son histoire (sans qu’on sache exactement ce qu’implique sa décision : arrête-t-il de jouer à ce jeu ? Ou bien commence-t-il le jeu de toutes pièces sous la forme d’un autre avatar ?). Pour d’autres au contraire, de nouvelles perspectives s’ouvrent en inventant d’autres formes d’exploration. Par exemple, pourquoi ne pas survoler l’île en nageant dans le ciel ? Si ce territoire n’a pas de fin, comme le précise le titre, c’est essentiellement parce qu’on le (re)découvre au gré de la façon dont on le parcourt. Le temps passe, qu’on le veuille ou non : c’est certainement le simple constat auquel arrivent les cinéastes au terme des quelques centaines d’heures passées dans JourZ. Et de confirmer que les espaces numériques sont décidément propices aux déambulations mélancoliques.

 
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