Plusieurs anciens dirigeants de France Télécom – dont le PDG et son numéro 2 – sont définitivement condamnés. La Cour de cassation a jugé qu’un « harcèlement moral institutionnel » avait bien été pratiqué dans l’entreprise, ayant conduit au suicide de plusieurs salariés. Aussi importante soit-elle, cette décision constitue l’aboutissement d’un combat syndical soutenu par l’expertise de spécialistes du travail. Le bâtiment reste cependant très fragile.
Le 21 janvier 2025, Didier Lombard et Pierre-Louis Wenès, anciens dirigeants de France Télécom, ont été définitivement condamnés pour « harcèlement moral institutionnel » à un an de prison et 15 000 euros d’amende. Ils ont été poursuivis pour les conséquences de leur politique de réorganisation entre 2006 et 2009, qui a dégradé les conditions de travail et poussé 19 salariés au suicide. Ce jugement, emblématique de la souffrance au travail, est historique. L’entreprise, de son côté, ne s’était pas pourvu en cassation.
C’est la forte mobilisation des syndicats de France Télécom, soutenus par l’Inspection du travail ainsi que par des scientifiques, qui a permis de dénoncer les suicides et d’organiser un procès. Mais depuis, dans cette entreprise comme ailleurs, les syndicats et l’Inspection du travail ont subi une série de réformes qui ont considérablement réduit leurs moyens d’action. Malgré la condamnation de France Télécom/Orange et de ses anciens dirigeants, les réorganisations se poursuivent dans l’entreprise : 16 suicides ont encore été recensés en 2023 et les syndicats remettent en question la politique managériale. Sommes-nous condamnés à voir l’histoire se répéter ? Que révèle cette situation sur la prise en charge de la souffrance au travail en France ?
Vingt ans de luttes syndicales
Revenons au début des années 2000. La notion de harcèlement moral a alors attiré une forte attention médiatique et politique en Europe. Sous l’impulsion de l’Union européenne, les États membres, dont la France, doivent légiférer sur le sujet. Mais en France, le débat fait rage autour de deux visions opposées : l’une réduit le harcèlement à une pratique individuelle (un salarié en harcèle un autre), tandis que l’autre, plus politique, considère le harcèlement comme une conséquence des conditions de travail. travail.
Cette dernière vision, soutenue par des syndicalistes CGT, des élus PCF et divers professionnels (avocats, scientifiques, médecins du travail), propose une loi définissant le harcèlement comme une « dégradation volontaire des conditions de travail ». Ces acteurs militent depuis des décennies pour reconnaître les effets néfastes de certaines conditions de travail sur la santé mentale (stress, burn-out, dépression, suicides).
En 2002, après une injonction de l’Union européenne et trois ans de débats, la France adopte une loi contre le harcèlement moral. Elle privilégie cependant une approche interindividuelle : le harcèlement est défini comme des « actes répétés » entre salariés ayant pour conséquence de dégrader leurs conditions de travail et de nuire à leur santé, sans prendre en compte l’impact des formes de harcèlement. organisation du travail. Malgré ses limites, cette loi élargit l’obligation des employeurs de protéger non seulement la santé physique, mais aussi mentale de leurs salariés. De ce fait, la santé mentale est pleinement reconnue et devient un sujet légitime pour les représentants du personnel et les syndicalistes.
Par la suite, c’est grâce à leur action depuis près de 20 ans que la notion de harcèlement évoluera ainsi que le cadre juridique protégeant la santé mentale de tous les salariés, femmes et hommes.
Rôle déterminant du CHSCT
En 2002, une décision de justice majeure intervient dans le cadre des procès liés au scandale de l’amiante. La Cour de cassation établit que l’employeur a une obligation de sécurité de résultat envers ses salariés : il doit non seulement prouver qu’il a fait de son mieux, mais garantir leur santé physique et mentale.
Ce changement juridique permet aux syndicalistes de contraindre légalement les employeurs à préserver la santé des salariés. De nombreux CHSCT et syndicats utilisent ce cadre pour s’opposer à des projets dangereux, qu’ils impliquent une évaluation des salariés, une restructuration ou une réorganisation. Par exemple, en 2008, « l’arrêt Snecma ».
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La Cour de cassation reconnaît que les choix d’organisation du travail peuvent engendrer des souffrances psychologiques. L’année suivante, une autre décision établit que les méthodes de gestion du personnel peuvent constituer du harcèlement moral. En 2012 (arrêt FNAC), la Cour d’appel a imposé aux employeurs d’évaluer les risques psychosociaux liés aux suppressions d’emplois et de consulter le CHSCT avant toute réorganisation.
Ces avancées, issues des initiatives syndicales, renforcent le cadre juridique de la santé au travail et élargissent la définition du harcèlement moral. Elle peut désormais naître d’une politique de gestion et non plus seulement de conflits individuels. Ces évolutions permettront aux syndicats de France Télécom, avec le soutien de l’inspection du travail, de dénoncer les pratiques managériales de leur direction.
Au cœur de l’affaire France Télécom
Au cœur de l’affaire France Télécom (devenu Orange en 2013), deux plans de restructuration initiés en 2006 après la privatisation prévoyaient 22 000 départs et 10 000 mutations parmi 120 000 salariés. Didier Lombard et Pierre-Louis Wenès en furent les principaux architectes. Lombard, célèbre pour sa phrase de 2007 : « Je ferai les départs d’une manière ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte », symbolisait la violence de cette politique.
-La réorganisation a imposé des changements de fonction, des départs forcés, des pressions et des intimidations, des contrôles permanents de l’activité, provoquant d’immenses souffrances. Entre 2006 et 2010, plus de 60 salariés se sont suicidés. Ce chiffre regroupe le nombre de personnes qui se sont suicidées recensées par les organisations syndicales, lorsque 19 cas ont été discutés devant les tribunaux.
Malgré les avertissements des médecins du travail, des CHSCT et des syndicats, la direction poursuit sa politique.
Fin 2008, la direction a atteint ses objectifs : 22 450 personnes auront quitté l’entreprise et 14 000 auront changé d’emploi. Mais ces transformations auront aussi entraîné d’immenses souffrances chez de nombreux salariés et plusieurs dizaines de suicides. Les syndicats alertent la presse et l’affaire devient publique. L’État, principal actionnaire de France Télécom, est contraint d’intervenir et mandate l’inspection du travail. En 2009, avec le soutien de l’inspection du travail, le syndicat SUD PTT porte plainte contre France Télécom, Didier Lombard, Pierre-Louis Wenès et Olivier Barberot.
Une souffrance généralisée au travail
Malgré un procès historique condamnant des dirigeants pour harcèlement moral lié à une politique d’entreprise, la situation chez Orange n’a pratiquement pas changé. Les réductions d’effectifs se sont poursuivies, passant de 84 000 à 66 000 salariés entre 2016 et 2021, avec un accord prévoyant 10 000 départs d’ici 2025. En 2023, 16 suicides ont été recensés par les syndicats, mais la direction reste inflexible et maintient son cap.
Orange n’est malheureusement pas un cas isolé. Le constat est désormais établi : les conditions de travail se sont considérablement dégradées au cours des 30 dernières années, du fait de l’intensification du travail intervenue depuis les années 1990 et de la montée en puissance des pratiques de management par le nombre. . Une partie considérable de la main-d’œuvre est aujourd’hui confrontée à des facteurs de risque psychosociaux (charge de travail élevée, manque d’autonomie, conflits de valeurs, précarité économique, conflits au travail, etc.) qui ont été documentés.
Selon différentes enquêtes, entre 2,5 et 3,2 millions de salariés français se déclarent en situation d’épuisement professionnel, voire de « burn-out ». Si ces estimations sont à prendre avec prudence, elles donnent néanmoins une idée de l’ampleur du phénomène.
Ordonnances Macron : droit du travail affaibli
Par ailleurs, depuis les années 1980, après le vote des lois Auroux, le droit du travail et le droit syndical ont connu une série de réformes largement défavorables aux travailleurs. Les CHSCT ont été supprimées en 2017, par les ordonnances « Macron », et remplacées par des commissions aux pouvoirs diminués et qui ne peuvent agir en justice.
Individualisation dangereuse des problèmes
Elles sont malheureusement trop souvent masquées par l’indifférence (médiatique et politique) concernant le thème de la santé au travail, mais aussi par les discours des entreprises et d’un groupe d’acteurs (coachs, experts, psychologues, etc.) qui contribuent à individualiser les problématiques vécues. par les salariés. Conscientes de la nécessité de se positionner sur ces enjeux, nombre d’entreprises multiplient les discours privilégiant la centralité du bien-être, la formation à la gestion du stress et le développement de chef du bonheur et autres responsables de la qualité de vie au travail. Mais en réalité, seule une minorité d’entre eux modifie réellement les conditions de travail pour préserver la santé des salariés.
L’histoire nous enseigne que la meilleure façon de protéger la santé des salariés est de leur permettre de constituer un contre-pouvoir aux décisions patronales, ce qui passe par le renforcement du droit du travail et des droits syndicaux ainsi que par celui de l’inspection du travail. L’inspection du travail a joué un rôle déterminant dans l’affaire France Télécom en menant une enquête approfondie, en s’appuyant sur les rapports du CHSCT, des syndicats et des médecins du travail. Elle a contribué à démontrer les effets néfastes des réorganisations et a saisi le parquet.
Cette affaire, comme le montre l’histoire des luttes contre la souffrance au travail, c’est lorsque les syndicalistes ont su s’allier avec d’autres groupes sociaux (scientifiques, médecins et inspecteurs du travail, hommes politiques, etc.) qu’ils ont obtenu les meilleures avancées.