Olivier Alexandre est docteur en sociologie, chargé de recherche au CNRS, ses travaux portent sur le numérique et la culture. Ses recherches sur les nouvelles technologies l’ont notamment conduit à l’université de Stanford en Californie. Il a publié en 2023 “Technologie. Quand la Silicon Valley refait le monde » édité par le Seuil.
Mark Zuckerberg a indiqué mardi que son groupe Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp, etc.) allait réduire considérablement la modération des contenus sur les réseaux (1), semblant prêter allégeance à Donald Trump, au nom de la « liberté d’expression ». Avez-vous été surpris par cette annonce ?
Des signes avant-coureurs existaient depuis plusieurs semaines en termes de gouvernance du groupe, comme la nomination de Joel Kaplan, ancien leader républicain, pour gérer les affaires internationales, ou l’entrée au conseil d’administration de Dana White, figure des sports de combat en les États-Unis et partisan de Donald Trump. Meta avait également annoncé qu’elle contribuerait, comme Amazon, à hauteur d’un million de dollars, au financement de la cérémonie d’investiture de Donald Trump, le 20 janvier. Mais le changement est radical si l’on considère que jusqu’en 2022, l’une des personnalités les plus importantes sur Facebook se trouvait Sheryl Sandberg, très proche des démocrates. Elle a également soutenu Kamala Harris lors de la dernière élection présidentielle.
Mark Zuckerberg lui-même était associé au camp démocrate et libéral…
Eh oui, on parlait même de lui dans les années 2010 comme d’un possible candidat à la Maison Blanche pour les démocrates ! Et ses relations avec Trump ont longtemps été houleuses, abrasives. En 2016, l’élection de Trump était en partie attribuée au manque de vigilance de Facebook face à la désinformation, on se souvient du scandale Facebook-Cambridge Analytica [sur la fuite de données personnelles de millions d’utilisateurs du réseau, NDLR]. Mark Zuckerberg, largement critiqué pour cela, est allé poser un acte de contrition devant le Sénat américain. Puis en janvier 2021, après l’assaut du Capitole, il a banni Trump de Facebook. Le changement de pied est donc complet.
Quelles sont les « community notes » qui, selon Mark Zuckerberg, remplaceront dans un premier temps le « fact-checking » sur Facebook et Instagram aux Etats-Unis ?
C’est un outil déjà largement utilisé sur X : ce sont les pairs, d’autres utilisateurs qui corrigent la plupart des contenus jugés problématiques, comme Wikipédia. L’entreprise n’assume plus seule la modération.
« Tout-puissant qu’il soit, Mark Zuckerberg veut sécuriser son groupe et s’adapter à un contexte politique qui a évolué »
Comment expliquez-vous ce changement de stratégie ?
Attention, sans doute. Tout-puissant soit-il, Mark Zuckerberg veut sécuriser son groupe et s’adapter à un contexte politique qui a évolué. Les économies donc : modération, vérification de milliards de contenus au quotidien, ça coûte très cher ! En misant sur la modération qui viendra désormais en grande partie de la part des utilisateurs, Meta permettra d’économiser beaucoup d’argent… Mais le paramètre clé, sur lequel on ne insiste pas assez, est la question de l’intelligence artificielle, qui a complètement les cartes en main chez les géants de la tech. Nous assistons à une guerre acharnée sur le front de l’IA, une course intense aux talents et aux investissements, à l’échelle mondiale, entre Américains et Chinois notamment, qui mobilise beaucoup de ressources. De nombreux dirigeants de la Silicon Valley estiment que Donald Trump défendra leurs intérêts de manière plus offensive face à la Chine.
La Silicon Valley a-t-elle vraiment « basculé » derrière Donald Trump ?
En réalité, c’est plus contrasté. Des dirigeants puissants et connus, Musk, Zuckerberg, ont en effet évolué ces deux dernières années dans ce sens. Ils ont vivement critiqué l’administration Biden ou certains gouverneurs démocrates pour vouloir mettre en place des réglementations, voire davantage de règles fiscales. Mais une majorité de dirigeants de la Valley, moins emblématiques, ont soutenu Kamala Harris cet automne.
-« De nombreux dirigeants de la Silicon Valley pensent que Trump sera plus offensif envers la Chine »
Mark Zuckerberg aurait allégeance à Trump, n’a-t-il pas également allégeance à Elon Musk ?
Oui, évidemment. Compte tenu du pouvoir actuel d’Elon Musk, et de sa proximité avec le président, Mark Zuckerberg a dû considérer qu’il valait mieux ne pas l’avoir contre soi.
Que pensez-vous de l’argument de la « liberté d’expression » ?
C’est un argument d’une importance majeure aux États-Unis : n’oublions pas que la « liberté d’expression » apparaît dans le premier amendement de la Constitution américaine. Mais cet argument philosophique est ici mis au service de l’opportunisme économique. Pour les entreprises technologiques, la « liberté d’expression » est capitale. C’est de l’argent, c’est des masses de données qui peuvent être monétisées.
N’est-ce pas très préoccupant pour la qualité de l’information et pour le travail des journalistes ?
Il s’agit d’une nouvelle étape dans l’affaiblissement des médias dits traditionnels. Depuis trente ans, les plateformes utilisent le travail des journalistes pour générer du trafic tout en cherchant à les rémunérer au minimum et à miner leur légitimité.
Comment l’Union européenne peut-elle imposer son propre cadre ?
L’Union européenne et les réglementations qu’elle a mises en place à travers le Digital Services Act, DSA [qui impose notamment aux plateformes de lutter elles-mêmes contre les contenus illicites, NDLR] sont perçues par les entrepreneurs américains comme un obstacle, un frein, dans la compétition mondiale dans laquelle ils se lancent, en matière d’innovation, avec la Chine. Les appels à une réponse européenne sont nombreux, en réaction à la position de Mark Zuckerberg. Mais en réalité, on ne constate à ce stade aucune homogénéité sur les réponses réglementaires à apporter.
Qu’avez-vous pensé, sur la forme, de la vidéo que Mark Zuckerberg a postée mardi ?
Ce qui m’a frappé, c’est son apparence, qui a aussi beaucoup changé. Il y a dix ans, lorsqu’il affichait sa complicité avec Obama, il paraissait plutôt intellectuel, chic, branché. Dans la vidéo de mardi, il est très sportif, porte un sweat-shirt, un collier, ressemble à un champion d’arts martiaux, comme si même dans son apparence, il voulait se rapprocher de la base trumpiste.
(1) Le patron de Meta a également mis fin aux programmes destinés à promouvoir la diversité du personnel, une nouvelle mesure qui aligne le géant des médias sociaux sur Donald Trump, inversant une approche adoptée depuis des années pour créer un environnement plus inclusif.