De la rue aux appartements privés: le travail du sexe évolue en Suisse.Image : CLÉ DE CLÉ
En Suisse romande, de plus en plus de travailleuses du sexe exercent leur métier dans des appartements privés, parfois loués via Airbnb. Un phénomène qui pose plusieurs problèmes, mais pas seulement, et qui est révélateur de l’évolution du secteur.
25.11.2024, 06:0725.11.2024, 09:08
La prostitution est en train de changer en Suisse. Début novembre, la presse tessinoise rapportait que de plus en plus de travailleuses du sexe désertaient les salons traditionnels pour travailler dans des appartements privés, loués via des plateformes comme Airbnb ou Booking. Cela permet une plus grande discrétion et surtout la possibilité de contourner la loi qui nécessite une autorisation pour travailler dans ces conditions.
Il ne s’agit pas d’un phénomène isolé. Contactées, plusieurs polices cantonales romandes ont confirmé avoir connaissance de telles pratiques dans cette partie du pays. «Les lieux de prostitution évoluent», indique par exemple Bertrand Ruffieux, porte-parole de la police fribourgeoise.
« Les travailleuses du sexe se prostituent dans des hôtels, des appartements privés ou en louant d’autres logements via des plateformes comme Airbnb »
Bertrand Ruffieux, Friborg cantonal police
«Ce phénomène est connu de la police et nous inquiète depuis plus de trois ans», fait écho Florence Frei, de la police cantonale vaudoise. Son homologue genevois, Henny Martinoni, affirme que les autorités ont également « constaté des déplacements de travailleuses du sexe vers des appartements dits « privés » ».
«Ce sont des appartements de type Airbnb, mais pas seulement», explique Sandrine Devillers, directrice adjointe de Fleur de Pavé, une association vaudoise active auprès des travailleuses du sexe.
«Il peut également y avoir des appartements en location à court terme, ou appartements dits touristiques, qui peuvent être loués de manière plus ou moins flexible.»
Sandrine Devillers, Fleur de Pavé
Pour Fleur de Pavé, ce phénomène est devenu plus visible pendant la pandémie, affirme sa directrice adjointe. Depuis 2021, les collaboratrices de l’association se rendent compte que certaines travailleuses du sexe exercent leur métier « d’une manière différente, dans des espaces parfois illicites ».
Pratiques illicites
Ces pratiques soulèvent en effet plusieurs questions, même si les législations varient selon les cantons. Dans le canton de Vaud, le travail du sexe n’est autorisé que dans les établissements de prostitution enregistrés comme tels, ou dans l’espace public, sous certaines conditions. « Dans toute autre configuration, le travail est illicite. Contrairement au canton de Genève par exemple, il n’est pas possible de travailler dans un appartement privé», rappelle Sandrine Devillers.
La police vaudoise affirme « effectuer des contrôles dans ces salons de massage improvisés ». Même situation à Fribourg, où « un certain nombre de travailleuses du sexe clandestines sont dénoncées chaque année », constate Bertrand Ruffieux.
A Genève, exercer ces activités dans des appartements privés est autorisé, mais cela pose également des problèmes. «Les personnes qui s’y trouvent sont souvent en situation irrégulière en Suisse», informe Laurent Paoliello, du Département des institutions et du numérique (DIN). Il ajoute :
«Ils peuvent être exploités par des réseaux de prostitution et de trafic venus de l’étranger et ne sont donc pas enregistrés auprès des autorités.»
Laurent Paoliello, DIN
“Ces gens ne sont que de passage à Genève et s’y rendent spécifiquement pour se prostituer pendant quelques semaines”, poursuit-il. La police a identifié « plusieurs centaines » d’appartements en location utilisés à des fins de prostitution. Les loyers y sont sensiblement augmentés, ajoute Laurent Paoliello :
«Les prix varient entre 100 et 150 francs par jour»
Laurent Paoliello, DIN
Violence et invisibilisation
« Ces activités, dont l’illégalité est établie, portent gravement préjudice aux travailleuses du sexe venues de l’étranger », insiste-t-il. «Ils exercent également des pressions et une concurrence sur ceux établis à Genève.»
«Quand les travailleuses du sexe se cachent des regards, elles prennent un risque», confirme Sandrine Devillers
« Travailler dans des appartements isolés et non référencés peut signifier une plus grande exposition à toutes les formes de violence et une certaine invisibilité, également propice à la violence »
Sandrine Devillers, Fleur de Pavé
Autre inconvénient : la police et les associations ont plus de mal à accéder à ces personnes, notamment lorsqu’il s’agit de les aider. « Ils ont donc moins accès aux structures comme la nôtre et à nos services », ajoute Sandrine Devillers.
« Parfois, certains réseaux organisés utilisent des appartements illicites à des fins de prostitution forcée dans un contexte de manque de contrôle et de violence », ajoute-t-elle.
“Il y a parfois des alertes et on y prête beaucoup d’attention”
Sandrine Devillers, Fleur de Pavé
Un changement de paradigme
Malgré ces risques, le phénomène reste révélateur, selon Sandrine Devillers. Elle y voit « un changement de paradigme et de contexte ». « Le travail du sexe évolue. “Cela passe beaucoup par les plateformes et sites d’annonces érotiques, ainsi que par les contacts pris directement avec les clients”, explique-t-elle.
« Ces pratiques amènent des manières de travailler différentes, plus privées et sur-mesure. Le but n’est pas nécessairement de se cacher du public. Cette forme de travail correspond cependant davantage aux envies et aux besoins de certaines travailleuses du sexe.»
Sandrine Devillers, Fleur de Pavé
Et ce, même si cela n’est pas encore proposé par la loi, du moins dans le canton de Vaud.
Le contexte joue également un rôle. Sandrine Devillers rappelle que de nombreux salons vaudois mettent la clé sous la porte. Ainsi, les structures restantes peinent parfois à offrir suffisamment d’espace ou à garantir des conditions d’accueil satisfaisantes. La situation est similaire à Genève, où les lieux de prostitution ont diminué de moitié en cinq ans, selon le Tribune de Genève.
Ainsi, faire du sport à la maison présente certains avantages, estime la directrice adjointe de Fleur de Pavé. « Les personnes qui peuvent travailler dans ces conditions bénéficient de plus d’intimité, d’indépendance, de discrétion et de flexibilité », énumère-t-elle.
« Cela permet aussi une certaine maîtrise de l’environnement, contrairement aux salons qui ne peuvent garantir ces mêmes avantages »
Sandrine Devillers, Fleur de Pavé
« On parle ici d’un travail du sexe consenti et géré de manière satisfaisante par les acteurs et actrices », souligne la directrice adjointe de Fleur de Pavé.
Difficile de dresser un profil type. « Nous supposons qu’il s’agit de personnes plus indépendantes et plus autonomes. C’est du moins ce qu’ils prétendent», affirme Sandrine Devillers. Ils travaillent par petites annonces, ont des clients privés et, en général, utilisent et maîtrisent la technologie. « On pourrait les relier à des escort girls ou à des escort boys », conclut-elle. Parfois, derrière ces profils, « il peut aussi y avoir des agences d’escorte ».
Airbnb : « Les incidents sont extrêmement rares »
Contactée, la plateforme de location a réagi ainsi : « Airbnb adopte une tolérance zéro envers les comportements illégaux. Nous utilisons des technologies sophistiquées pour détecter et prévenir les comportements indésirables, tout en collaborant avec des experts pour développer nos politiques et formations mondiales. Bien que les incidents sur Airbnb soient extrêmement rares, nous assistons la police suisse dans ses enquêtes et pouvons exclure les utilisateurs qui enfreignent nos politiques strictes.