Les émotions prennent de plus en plus de place, observent de nombreux experts. Et cela ne s’est pas atténué en 2024. De quoi ce phénomène est-il un symptôme et en quoi nuit-il à la cohésion sociale ? Échange en roue libre entre nos collaborateurs Mathieu Bélisle et Marie-France Bazzo.
Mathieu : Et puis, Marie-France, comment l’as-tu trouvée, cette année 2024 ? Biden a été expulsé et Harris vaincu, Trudeau et Legault en sursis, au plus bas dans les sondages. Un peu partout dans le monde, les dirigeants au pouvoir battent des records d’impopularité : j’avoue que je travaille très dur ces jours-ci pour comprendre ce qui se passe…
Marie-France: « Travaillez dur » ! C’est très trudeauien, ça !
Mathieu : Mon Dieu, je parle Trudeau et je ne m’en suis pas rendu compte ! Il faut croire que 10 ans de règne laissent des traces.
Marie-France: C’est vrai que j’ai moi aussi l’impression d’un monde qui se durcit, se désagrège. La guerre en Ukraine, le conflit israélo-palestinien, la montée de l’antisémitisme. Un monde effrayant et incertain. Un monde sur lequel nous avons peu de contrôle, autre que celui de la voix, de la parole, pour ce qu’elle vaut. Nous nous sentons mal, impuissants, dévastés.
Mathieu : Parlant d’émotions, je me souviens des tribunes téléphoniques de fin de soirée du légendaire Ron Fournier, où des partisans choqués par une défaite du CH venaient exiger le renvoi du entraîneur et la moitié de l’équipe. Juste ça ! Un journaliste dont j’ai oublié le nom a qualifié ces séances d’évacuation de « ligue des émotifs anonymes ». Ces dernières années, j’ai l’impression que cette ligue s’est étendue à toute la sphère publique.
Marie-France: Les réseaux sociaux sont une émission téléphonique postmoderne dont l’animateur aurait été lynché. Mais pas seulement. Les émotions exacerbées sont partout. Ils sont dans le jeu la politique, de Jean-Luc Mélenchon en France à Haroun Bouazzi ici en passant par Donald Trump et Pierre Poilievre ; gauche et droite. De nombreux médias programment des émissions d’opinion après des émissions de commentaires. L’émotion omniprésente domine le monde en ce début d’année 2025.
Mathieu : Je suis sans doute naïf, voire idéaliste, mais j’avoue que je suis souvent déçu par nos réactions collectives. On court d’une indignation à l’autre, d’un lynchage à l’autre, c’est vrai, comme si la colère était la seule « vérité » qu’on pouvait encore partager. Toujours en mode réactif, manquant de cette dose d’adrénaline née de l’unanimité ou de l’adversaire enfin démasqué. On dirait que la modération est devenue suspecte.
Marie-France: Vous touchez ici à quelque chose d’essentiel : la modération a une mauvaise réputation. La modération signifie milieu, écoute, discussion, centre. Ouache. C’est une position détestée tant par la gauche que par la droite.
Mathieu : L’idée n’est pas de rechercher le centre en soi. Mais il faut reconnaître la complexité de la réalité, le fait qu’un problème présente plusieurs angles. C’est difficile d’y parvenir quand on est déjà « cracké ».
Marie-France: Oui, la modération demande du recul, du temps, et aussi du silence, ce qui manque cruellement aux discours actuels. Vous angoissez sur une situation pendant trois jours, puis vous passez au dossier suivant. Une émotion chasse l’autre, et s’exprime sur un seul ton : collé au plafond !
Mathieu : Je ne sais pas si tu lis La stratégie de l’émotion (2018) d’Anne-Cécile Robert, un essai éclairant qui décrit l’invasion de l’espace social par l’émotion.
Marie-France: Non, mais tu m’en donnes le goût. Imaginez : 2018, avant la pandémie ! Elle vient de voir…
Mathieu : En effet, et la pandémie a accentué cette émotivité. Mais la montée de l’irrationalité est avant tout due aux réseaux sociaux, où les réactions sont instantanées et provoquent des explosions. Je pense que les populistes ont parfaitement saisi le pouvoir de ces médias – après avoir été président de Twitter, Trump est désormais président des podcasts – en mobilisant un électorat autour d’émotions négatives, qui sont les plus fortes : la peur, la colère. Leurs mensonges sont peut-être des mensonges, mais l’émotion qu’ils suscitent est vraie.
Marie-France: Vous citez Anne-Cécile Robert, je vous ramène à Philippe Muray, essayiste français droit mais doté d’un formidable sens de l’observation qui, déjà en 1991, en L’empire du bienremarqué que notre société allait de béguin en béguin, de modes en fascinations. Une société « cordicole », écrit-il. Tranquillement, cette société alimentée par un enthousiasme sauvage s’est transformée. Les émotions, vous avez raison, ont remplacé le cœur. Nous glissâmes dans un magma d’impressions, de sentiments vagues, d’affectations insignifiantes. Muray reviendrait et parlerait d’une « société hypersensible »…
Mathieu : Ce que vous dites de Muray me fait penser à Justin Trudeau, l’hypersensible en chef, toujours un genou à terre et la main sur le cœur, qui poussait l’empathie jusqu’à endosser le costume traditionnel de tous les pays qu’il visitait, comme s’il voulait devenir l’autre (comme les Dupondt, dans Tintin !). Avec Trudeau, on a eu droit à la version doux d’une société hypersensible, pleine de bons sentiments – il fallait aimer, accueillir tout le monde. Avec Donald Trump, on a désormais droit à la version dur du phénomène, avec son côté sombre, plein de mauvais sentiments – il faut se méfier de tout le monde, haïr, expulser.
Marie-France: Alors 2024 : l’année où nous avons réalisé que les émotions, notre doudou, notre façon d’appréhender le monde, ne sont pas que positives. Vous avez raison : Trump joue sur les émotions négatives. Notre grande candeur le prend pour son rhume. Oui, en 2024, nous aurons résolument perdu notre innocence…
Mathieu : Ah, il ne me restait déjà plus grand chose, je l’avoue ! Si je devais faire un vœu pour 2025, ce serait que nous soyons suffisamment matures collectivement pour ne pas céder à l’émotion. Pour faire la part des choses, pour nous donner les moyens de réfléchir.
Marie-France: Je veux terminer par un clin d’œil : « Je manquemon ami, je manque… »
Mathieu : Ha ha !
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