Tanger a toujours été une ville « moyenne ». Entre l’Afrique et l’Europe, séparées par le détroit de Gibraltar et ses 14 kilomètres, entre l’horrible Atlantique et la délicate Méditerranée, entre musulmans, chrétiens et juifs, entre grandes richesses et immense pauvreté. Tout ce qui vient ou entre en Méditerranée passe au large. Tanger continue d’être convoitée par les Espagnols, les Portugais, les Anglais et les Français. Enjeu stratégique et donc diplomatique, c’est là que le peintre Delacroix arriva en 1832 avec le comte Charles de Mornay, émissaire politique français au Maroc. L’artiste a longtemps rêvé de Tanger avant d’embarquer à Toulon.
Dès l’arrivée, la ville animée ne déçoit pas, regorgeant de ruelles accrochées à la colline. Delacroix s’installe dans un vaste palais devenu depuis peu le charmant musée Dar Niaba, qui abrite aujourd’hui les œuvres de nombreux artistes ambulants. Delacroix est fasciné par la densité des couleurs de la ville, ses rues entrelacées, les Tangérois, les notables et les artisans. Il remplit des cahiers de dessins. Certains deviendront des tableaux.
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Ivre de sensations nouvelles, le peintre contemple le soleil se réveillant sur la Méditerranée et s’endormant sur l’Atlantique. Arrivé en hiver, il observe le brouillard qui obscurcit les lumières, les dilue, efface l’Europe qu’on voit habituellement au-delà de la mer. Delacroix peint aussi des femmes « exotiques », vision quelque peu caricaturale de l’Orient. Quitter le musée Dar Niaba, c’est visiter les tableaux du peintre. Les stands, la course folle des Tangérois, leurs sourires et leur misère, leurs plaisanteries, leurs regards résignés, l’appel à la prière, tout est comme avant.
Le mythe d’une ville facile
Delacroix ouvre le bal aux artistes. En 1912, Matisse arrive à Tanger avec un moral en très mauvais état. Les couleurs de la ville le réveillent, l’enivrent. Dans les années 1950, les écrivains homosexuels concernés de leur pays, notamment des États-Unis, se rendaient à Tanger pour y vivre librement, réalisant leurs fantasmes, achetant leurs plaisirs. Ensuite, William Burroughs, Truman Capote, Jack Kerouac, Tennessee Williams, Jean Genet entretiendront à travers leurs récits le mythe d’une ville facile qui ne l’est pas. Pierre Bergé et Yves Saint Laurent ont créé la Villa Mabrouka, un chef-d’œuvre surplombant la mer devenu un hôtel discret et raffiné. A côté se trouve l’actrice Mireille Darc. Il mourut immédiatement après avoir terminé les travaux sans pouvoir profiter de son bijou.
Peinture à l’huile « Vue de Tanger » d’Eugène Delacroix, 1858. (Crédits : LTD/ AGLILEO COLLECTION/Aurimages via AFP)
Ces résidences sont situées à flanc de falaise, sur les hauteurs du quartier de la Kasbah. Il y a un musée deux en un. Le Musée de la Kasbah est un gigantesque palais doté d’un jardin inattendu. Il raconte les innombrables histoires d’avidité dont Tanger fut l’objet dans la préhistoire par les Phéniciens, les Carthaginois ou les Romains, succession de civilisations qui se poursuivent ou s’emboîtent. Plus inattendu, un bâtiment connexe dédié à l’art contemporain. Récemment, une exposition évocatrice a été consacrée aux… peintres cubains, rappelant le passé de leur île, fille d’esclaves africains. L’exposition mettait en vedette le plus connu d’entre eux, Wifredo Lam, admiré par son ami Picasso qui, bien que fasciné par les arts africains, n’y est jamais allé.
Les autres artistes de l’exposition dénoncent la folie d’Internet, le cyclone virtuel qui déshumanise, le gaspillage lié à la société de consommation, l’hystérie autour de l’utilisation des drones (tableau de Frank Martínez qui représente un alligator essayant d’attraper un drone) ou droits des hommes à vivre quelle que soit leur culture (ouvrage d’Esterio Segura et ouvrages connexes). En exposant des « insolents », le Musée national de la Kasbah révèle un pays contesté, le cœur brisé. Un interdit demeure : s’en prendre au roi reste littéralement un crime de trahison.
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L’art se glisse au fond d’étals improbables. Petite parfumerie avec des œuvres d’artistes contemporains (NoBorder), minuscule garage avec des tableaux derrière les motos… la ville ne résiste pas à la tentation de l’art d’aujourd’hui. Dans un quartier gris et délaissé, trois espaces cherchent par la culture à changer le caractère chaud et dangereux de la rue Khalid-Ibn-El-Oualid (anciennement rue Vélasquez). La prostitution et la drogue auraient condamné le quartier au désespoir si un magasin de vêtements (Zawia) n’y avait pas exposé des ouvrages ou si la librairie Les Insolites n’était pas devenue un espace incontournable pour les gourmets érudits.
A côté, le Kiosque, lieu alternatif, expose avec savamment des œuvres contemporaines. L’espace, qui abrite également une librairie, permet de réfléchir sur la place de l’art dans la ville tout en dégustant le couscous préparé par les artistes, âmes des lieux. Le Kiosque, comme d’autres lieux ou créateurs de Tanger, était l’invité du festival Art Explora, qui s’est déroulé fin septembre à Tanger.
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Butées à géométrie variable
Ainsi, avant de jeter l’ancre à La Spezia (Italie), où il se trouve actuellement, un immense catamaran accoste à Tanger équipé de cornes de brume. Le bateau-musée Explorateur d’art est l’arc d’une aventure qui vise à rapprocher les pays méditerranéens en mettant en valeur leurs cultures. La fondation Art Explora, imaginée par le mécène milliardaire Frédéric Jousset, fin diplomate et homme d’affaires intrépide et ambitieux, organise l’incroyable et toujours chaotique odyssée du catamaran et sa cohorte d’événements à terre. Comme Delacroix, lui et son équipe rêvaient de Tanger bien avant d’y arriver. La longue préparation était folle.
L’arrivée du navire-musée à Tanger. (Crédits : LTD/Salaheddine EL BOUAAICHI)
Sur le quai, des pavillons d’exposition de conteneurs ont été installés bien avantExplorateur d’artun spectacle luxueux en soi. Dès l’arrivée du catamaran, des centaines de spectateurs, majoritairement féminins, ont manifesté leur enthousiasme. Installation vidéo ultra tendance (avec le soutien du Louvre), exposition de photographies de créateurs méditerranéens, casques 3D, performances ont été conçues pour séduire les curieux, souvent déboussolés. Le festival Art Explora a exceptionnellement ouvert les lieux à l’art. L’ancienne douane n’arrive pas à croire qu’elle abrite des œuvres minimalistes et conceptuelles. Je ne sais pas si les visiteurs se sont joints à nous malgré l’implication généreuse des médiateurs.
C’est la musique qui a conquis les Tangérois. Dès l’arrivée du bateau, le groupe de femmes (Bnat Louz) chante et swingue des airs traditionnels, accompagnées d’un DJ, de vidéos abstraites et d’une guitare électrique. Un excellent mélange qui implique le public. A la fin des expositions, Azzam et Malika disent : « Cela nous a beaucoup plu mais nous n’avons rien compris. » L’aventure de est très (trop) connectéeExplorateur d’art ? Il vient juste de commencer. Le bateau est déjà parti. Après Tanger, Rabat et Malaga, avant l’Albanie, des escales à géométrie variable sont prévues jusqu’en 2026, si le contexte géopolitique le permet.
Carnet d’adresses
- Fondation Arte Explora
- Musée de la KasbahLieux de la Kasbah, Tanger
- Musée Dar Niaba
- Médina de Tanger
- Kiosque, 14, rue Khalid-Ibn-El-Oualid (ex rue Vélasquez), Tangeri