L’homme qui tenait entre ses mains l’héritage de Jean-Luc Godard

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Fabrice Aragno reçoit une Palme d’Or spéciale de la part du réalisateur Jean-Luc Godard pour son film « Le Livre d’image » lors de la cérémonie de clôture du 71e Festival de Cannes, en mai 2018.

2018 Getty Images

Fabrice Aragno, proche collaborateur de Jean-Luc Godard, revient sur les derniers films de Godard et son expérience du cinéma après la mort du réalisateur.

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10 novembre 2024 – 08h00

Plus d’un an avant la mort par suicide assisté de Jean-Luc Godard, en septembre 2022, la maison Yves Saint Laurent a commandé un court métrage au grand réalisateur, souhaitant renforcer sa crédibilité en obtenant une nouvelle œuvre de l’artiste le plus célèbre. de la Nouvelle Vague française.

Ce que Godard a produit – un court métrage énigmatique basé sur une idée de longue date et intitulé Guerres drôles / drôles de guerres – a été soumis à la maison de haute couture au printemps 2021. Mais il n’est sorti que deux ans plus tard.

“J’espère qu’ils ne l’ont pas laissé de côté parce qu’ils s’attendaient à la mort de Godard et pour en tirer un profit marketing”, déclare Fabrice Aragno, principal collaborateur de Godard depuis vingt ans, lors d’un appel vidéo en prévision de la dernière projection. , au Festival du Film de Vienne (Viennale).

Quelle que soit cette motivation, Godard est décédé peu de temps après, alors qu’il était en route vers une clinique de suicide assisté à Rolle, en Suisse, après une longue période de maladie. Le film a été présenté en première au Festival de Cannes en mai 2023.

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Godard a choisi la mort, mais tout le monde ne peut pas faire pareil

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15 sept. 2022

Explorateur de terres vierges tout au long de sa vie, Jean-Luc Godard l’a été un peu aussi dans sa mort. Mais le suicide assisté n’est pas une évidence partout.

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À l’écran, cette œuvre de vingt minutes est qualifiée d’« annonce cinématographique du film », sorte d’aperçu spéculatif d’une œuvre plus longue que Godard entendait réaliser dans le futur.

Lors de l’entretien, Fabrice Aragno a fait part de son mécontentement face à l’ajout d’une annexe au titre, par la maison Saint Laurent. On ne l’appelle plus la « bande-annonce d’un film » mais la « bande-annonce d’un film qui n’existera jamais ». Pour Fabrice Aragno, « c’est faux. C’est le film, il existe… ça n’a pas de sens pour moi.

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Plus qu’une aide technique

Ce genre de propos précis, protecteur, voire pédant, est typique de Fabrice Aragno, 54 ans, qui a travaillé vingt ans chez Godard et l’a protégé de diverses manières, d’abord comme régisseur, puis comme technicien et enfin comme véritable collaborateur créatif.

Son ingéniosité et sa curiosité pour les appareils photo se sont avérées vitales pour Godard et, au fil du temps, leur collaboration professionnelle s’est intensifiée, que ce soit sur Film sur le socialisme (2010), pour lequel Fabrice Aragno s’est vu confier le tournage de nombreuses images en l’absence de Godard, ou sur Adieu à la langue (2014), un projet 3D rendu possible par la construction d’un dispositif innovant permettant de filmer avec deux caméras en trois dimensions.

Fort de sa formation en théâtre de marionnettes, on peut se demander ce qui a attiré Fabrice Aragno vers le cinéma, sur l’aspect technique notamment. «Je pense que je voulais m’exprimer sans mots», explique-t-il. « Le cinéma est parfait pour cela. Et en fait, la technique du cinéma est très simple, comme je l’ai apprise à l’école de cinéma en Suisse. Vous pouvez apprendre les bases en deux jours. À l’époque, on m’apprenait seulement à apprendre et à suivre des règles, que je n’avais clairement pas intériorisées.

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Fabrice Aragno et Jean-Luc Godard (assis) sur le tournage d'”Adieu au langue”, 2014.

Copyright Kino International / Collection Everett

De Guerres drôles / drôles de guerres a Scénarios

Avant sa mort, Jean-Luc Godard a lancé Scénarioun long métrage qui reprend l’idée de l’image fixe versus image animée développée avec Fabrice Aragno dans le Film d’annonce du film. « Une fois le Film d’annonce a été soumis à Yves Saint Laurent, Jean-Luc a soudain eu envie de faire autre chose – il voulait s’éloigner Guerres drôles», explique Fabrice Aragno. « En mai ou juin 2022, nous avons commencé à discuter de quelques idées pour Scénarioun autre film qui serait en deux parties, l’une sur l’ADN et l’autre sur l’IRM. Il a commencé à collectionner des images, à nous parler d’images, à nous parler du look du film.

Pendant plusieurs mois, les travaux se sont poursuivis dans ce sens. « Pourtant, l’été a été difficile », se souvient le proche collaborateur. «J’ai pris [Godard] à l’hôpital deux ou trois fois, et il y restait généralement cinq jours d’affilée. Finalement, il a décidé de… partir. Il soupire alors qu’il avance inconsciemment avec cet euphémisme. « Il insistait déjà à l’époque pour que nous fassions Scénario. Il ne voulait pas causer de problèmes au producteur Mitra Farahani en ne livrant pas de film, comme le stipulait le contrat.»

Jean-Luc Godard ne verra jamais le montage final de ce qui deviendra Scénarios (aujourd’hui au pluriel). « Cinq jours avant (sa mort), lundi, il m’a donné les instructions pour la première moitié du film », se souvient Fabrice Aragno. «Puis, la veille de sa mort, il m’a donné les instructions pour la deuxième partie. Et ce jour-là, la dernière chose qu’il a faite a été de se filmer pour la dernière scène du film. »

« En tout cas, ses dernières instructions étaient très précises. Il avait le film en tête, déjà monté. Une certaine mélancolie transparaît dans le regard de Fabrice Aragno lorsqu’il évoque le moment où il a reçu les dernières instructions de montage du maître. « Après avoir présenté les films Godard à Cannes pendant 15 ans, c’était la dernière. C’était la dernière fois que j’y apportais un nouveau film de Godard. A dernier point».

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Un lapsus freudien

« Pour moi, il est remarquable que le film transmette ce qu’il pensait juste avant sa mort », comme s’il défendait le film de manière préventive. Dans ce dernier sketch, nous voyons un extrait d’Anna Magnani abattue dans la rue par des soldats allemands, tiré de Rome, ville ouverte (1945) de Roberto Rossellini.

“Pendant l’assemblage [selon ses instructions]Je n’y ai rien pensé. Plus tard, j’ai appris que sa mère était également morte dans la rue, à Genève, en 1954. Il était à Paris et ne pouvait pas venir la voir. Il n’est pas allé aux funérailles. Mais dans ses derniers instants, il a mis là cette image, sa dernière : une femme mourante dans la rue et son enfant courant vers elle en criant « Maman ». C’est l’un de ses derniers gestes.

« En même temps, j’ai mis un extrait de [son film] Bande à part (1964) dans la chronologie, comme demandé ; J’entends la voix de Jean-Luc, un Jean-Luc plus jeune : « La dernière pensée d’Odile… » ​​Et je réalise maintenant que sa mère s’appelait Odile. Ce dernier montage qu’il a réalisé et qu’il n’a jamais vu est une autobiographie : sur son cinéma, sur sa vie, sur ses propres échecs. Trois jours avant de nous quitter, il a très calmement, sur une feuille A4, avec un stylo bleu, dessiné chaque image, écrit chaque consigne, et me l’a donné comme ça.

>Fabrice Aragno
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Cannes, 2018 : Jean-Luc Godard s’adresse à la presse depuis son domicile en Suisse par liaison vidéo sur le téléphone portable de Fabrice Aragno pour son film « Le Livre d’image ».

Afp ou concédants de licence

Faire des films sans JLG

Fabrice Aragno a aussi son propre projet, Le lacqu’il développe depuis plusieurs années. « C’est grâce au succès de Livre d’imagesque notre collectif [Casa Azul] produit. Cela nous aide à financer ce film. Je le dédie à Jean-Luc, qui a beaucoup aimé le court métrage que j’avais réalisé auparavant [Lakeside Suite] pour le préparer, et [le critique de cinéma] Freddy Buache, qui m’a poussé à le faire. J’ai fait ce film pour ces deux hommes.

En l’absence de Jean-Luc Godard, Aragno se tourne vers la coproduction d’autres types de films. Cette année, au Festival de Locarno, le nom de Fabrice Aragno est apparu à l’écran en tant que producteur du film portugais en compétition Vent Feu par Marta Mateus. “Un jour, [Marta Mateus] acheté des livres que nous avions réalisés avec Godard. Puis j’ai vu un court métrage [Farpões, baldios, 2017] sur MUBI, que j’ai adoré. Et je vois le nom au générique… Marta Mateus, Marta Mateus… Et puis ça a cliqué : c’est le même nom que la femme qui a passé la commande ! C’est ainsi qu’une amitié est née.

>Martha Matthieu
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La réalisatrice portugaise Marta Mateus lors d’une pause photo pour le film « Fogo do Vento » (Le feu du vent) au 77e Festival international du film de Locarno, août 2024.

Keystone / Jean-Christophe Bott

Marta Mateus parle de la difficulté de récolter des fonds pour les films au Portugal. « Elle m’a dit qu’elle travaillait sur un long métrage. Je lui ai dit : ‘D’accord, produisons-le ensemble !’ C’est formidable de coproduire des films. Si on ne fait du cinéma qu’en Suisse, on reste coincé sur quelque chose de petit, de fermé, de stupide.» Il fait la moue en riant.

« D’un autre côté, la coproduction permet de comprendre le monde et de commencer à développer une sensibilité pour d’autres choses. »

« Et pourtant nous l’avons fait Feu de vent sans subvention de l’État. L’Office fédéral de la culture n’aime pas ce genre de coproduction. Nous n’obtenons des points que si cela est lié à la Suisse. Nous nous sommes donc tournés vers le Cinéforom et la Radio Télévision Suisse Romande (RTS). Et puis avec nos propres moyens. J’aime pousser les gens à faire des films quand ils le peuvent. S’il vous plaît, faites-le. N’attendez pas. Voici un appareil photo ! »

Qu’est-ce que ça fait de travailler à nouveau sur ses propres projets ? «Maintenant, je peux dire que j’ai plus de temps. Pendant 20 ans, j’ai donné la priorité à Jean-Luc. Maintenant, je suis la priorité. Mais à vrai dire, c’était bien d’avoir une autre priorité.

Après une projection au New York Film Festival, les derniers films de Godard entameront une courte tournée nord-américaine qui les mènera à la Cinémathèque de Montréal et à celle de Vancouver. « Peut-être aurai-je alors quelques jours pour monter Le lac sur mon ordinateur portable, avant d’aller à Vienne montrer les films avec Adieu à la langue…».

Relu et vérifié par Virginie Mangin/ds, traduit de l’anglais par Mary Vakaridis/rem

 
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