cent ans après sa mort, un génie a enfin compris

cent ans après sa mort, un génie a enfin compris
cent ans après sa mort, un génie a enfin compris

Il y a un siècle aujourd’hui, le grand compositeur mourait. Entre romantisme et modernité, Gabriel Fauré joue avec la science. Moins radical que Ravel ou Debussy, il crée une œuvre bien plus audacieuse qu’on pourrait le croire. Démonstration.

Gabriel et Marie Fauré, à Prunay, en 1889. Le musicien tient un ngombi, instrument guinéen. Photo Doppio/Bridgeman Images

By Sophie Bourdais

Publié le 3 novembre 2024 à 17h51

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P.Alors que nous célébrons en 2024 le centième anniversaire de la mort de Gabriel Fauré (1845-1924), profitons-en pour dissiper un malentendu. Atteint d’une surdité déformante qui empoisonna ses dernières années, Fauré gardait des oreilles plus fines que ces mélomanes occupés qui, par paresse ou par manque de curiosité, le résument encore comme un doux musicien d’église et de lounge, passé maître dans l’art de bercer les vivants et les morts avec son élégant Pavane, votre mélodie. Après un rêve ou son Requiem sans Jugement dernier.

Cette image d’Epinal a du vrai. Formé à l’école Niedermeyer, spécialisée en religieuse, et non au Conservatoire, obsédé par l’art lyrique, Fauré débute sa carrière comme organiste et chef de chœur. Il fréquente l’élite du monde musical grâce à son maître et ami Camille Saint-Saëns (1835-1921), ne compose qu’un seul opéra (Pénélope, créé en 1913), boude la musique symphonique et fonde dûment un foyer bourgeois avec la fille du sculpteur Emmanuel Frémiet, Marie, qui lui donne deux fils tendrement chéris. Mais la lecture de sa correspondance (1) révèle que le natif de Pamiers (Ariège) a bien d’autres facettes. Envoyé seul à Paris à l’âge de neuf ans, il s’affirme toujours comme un créateur farouchement indépendant. Un aventurier de l’harmonie qui joue avec la tonalité comme un chat avec une souris.

Directeur de conservatoire réformateur et pédagogue éclairé, encourageant ses élèves (Maurice Ravel, Georges Enesco, Nadia Boulanger, etc.) à se débarrasser de l’académisme pour trouver leur propre voie. Un citoyen concerné, au courant de l’actualité (inter)nationale. Un épicurien amateur de bonne chère, de culture, de photographie amateur et de cigarettes. Mari volage, accumulant les conquêtes jusqu’à son coup de foudre, en 1901, pour la jeune pianiste Marguerite Hasselmans, sa « oiseau bien-aimé », qui le rejoint chaque été dans les retraites au bord du lac où il se retire pour composer. Et sera, explique la pianiste Aline Piboule, « son dernier lien avec son public : lorsqu’il cessera d’aller écouter les interprétations de ses œuvres parce que, à cause de sa surdité, rien ne sonne comme il l’a écrit, Marguerite va se précipiter vers lui et lui rapporter ce qu’elle a entendu.

Fauré ne cherche ni la gifle ni la surprise, il fouille l’âme.

Lucas Debargue, pianiste

Ce profil ambivalent ne l’a pas empêché d’être embaumé de son vivant. «J’ai reçu des félicitations pour mon Inquiéter qui était censé être l’une de mes œuvres les plus récentes. Mais elle a été jouée pour la première fois il y a trente-sept ans ! Et c’est à propos de ça Inquiéter qu’un critique a écrit que j’imitais Debussy de manière sensible. Debussy, en 1881, avait 18 ans ! Je ne pense pas qu’il était déjà imitable à cet âge ! “, » se lamentait le compositeur en mars 1922, dans une lettre à sa femme (1). Incident isolé, mais significatif : moins ouvertement radical que Ravel ou Debussy, Fauré restera longtemps dans l’ombre de ses contemporains, et il faudra attendre l’analyse d’admirateurs comme le philosophe Vladimir Jankélévitch (1903-1985) restituer son côté avant-gardiste et son importance dans l’évolution de la musique française.

« L’histoire choisit des repères : pour Fauré, elle a retenu la musique et la mélodie d’église », confirme Alexandre Dratwicki, directeur artistique du Palazzetto Bru Zane. « Hors de nos frontières, cela se joue peu. Avec tout un pan de catalogue oublié, notamment les œuvres matures. » Parce que trop exigeant ? Elles demandent en effet de la patience et de la ténacité. Jeune chanteur, Stéphane Degout a d’abord pensé à ne pas le faire “juste une bouchée” de L’horizon chimérique, ultime cycle de mélodies d’une apparente simplicité. Avant de heurter un mur : « Dans la première période de Fauré, il y a une vraie ligne vocale, un plaisir immédiat de chanter. Après 1906, tout s’affine, les repères se font plus rares, tout ce qui permettait d’être à l’aise disparaît. Nous n’avons que des notes qui correspondent à peu près à ce que serait le texte si nous le récitions. On le voit aussi chez Debussy, mais Fauré ne m’y avait pas habitué, et je n’avais pas, alors, le bagage nécessaire pour y parvenir. »

Sa musique est tellement géniale !

Pascal Quignard, écrivain

Le baryton revint plus tard. Cette année il livre un superbe album des derniers cycles avec son complice Alain Planès, et aide ses élèves » d’accepter de trébucher, de ressasser, et surtout de ne pas rajouter d’effets quand ils se perdent dans Fauré, car cette musique ne les supporte pas ». Au-delà des mélodies, toute une gamme de compétences ludiques s’est développée depuis le début du 21e siècle.e siècle autour de Fauré. Sa musique de chambre est désormais parfaitement exécutée, avec la passion requise et sans l’effet “abat-jour” que le compositeur craignait ; nous l’entendrons dans cinq concerts, en plus du Requiem, lors des prochaines Rencontres Musicales d’Évian, et Alpha Classics vient de rééditer l’intégrale captivante avec piano dirigée par Éric Le Sage entre 2010 et 2012 (6 CD Alpha Classics). LE « choc » de la découverte de Neuf préludes a suscité, en 2020, chez le pianiste Lucas Debargue, une envie de décryptage, puis l’obsession, brillamment assouvie, d’enregistrer une œuvre complète pour piano seul – alors qu’il était, confie-t-il, «passé par Fauré adolescent» . L’année consacrée à parcourir les dédales harmoniques de ces pièces savamment travaillées, où le feu couve sous les cendres, a autant choqué l’homme que l’interprète : « Fauré ne cherche ni la gifle ni la surprise, il fouille l’âme. Je perçois des éléments profondément philosophiques dans sa musique. »

Fasciné par le parcours de ce compositeur qui s’étend sur deux siècles, « du côté archi-romantique et belcantiste des premières œuvres jusqu’à la complexité harmonique et la polyphonie des dernières », la pianiste Aline Piboule a voulu lui rendre hommage en proposant à un public éventuellement non mélomane un « se projeter dans la vie et la musique de Fauré », l’un éclairant l’autre à travers un récital-spectacle conçu avec l’écrivain Pascal Quignard. Elle s’apprête également à sortir cet été un album entièrement dédié à Fauré. Et s’enflamme : « Sa musique est tellement géniale ! On pouvait y voir quelque chose d’intellectuel, peut-être parce qu’il dirigeait le Conservatoire, et cela a eu des conséquences sur l’interprétation ; ça ne l’empêche pas, pour moi, d’être passionnée, charnelle, hypersensuelle ! » Un bon auditeur…

Le dernier amour de Fauré, d’Aline Piboule et Pascal Quignard, le 9 novembre au Musée Würth.
Tribute to Gabriel Fauré, from November 3 to 7, on France Musique.

Article initialement publié en juin 2024.

 
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