« Nous avons perdu la liberté au profit de la volonté commerciale »

Rétrospective

« Nous avons perdu la liberté au profit de la volonté commerciale »

De l’écrivain James Baldwin au peintre Francis Bacon, le cinéaste Pierre Koralnik a filmé les grands noms du monde de l’art. La Cinémathèque suisse et le GIFF lui rendent hommage.

Publié aujourd’hui à 13h00

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Le réalisateur et scénariste Pierre Koralnik a filmé les plus grands de ce monde entre les années 60 et 90 pour le cinéma et la télévision. A l’heure où la Cinémathèque suisse lui rend hommage et où le GIFF projette ce 3 novembre trois de ses courts métrages, il se souvient des rencontres qui l’ont marqué avec Francis Bacon, James Baldwin, Andrée Putman et tant d’autres. Sa vision du monde d’aujourd’hui est sombre et il déplore la démocratie qui s’effondre alors que nos libertés diminuent.

Une fois n’est pas coutume, aujourd’hui vous êtes le sujet. Qu’est-ce que ça change ?

Cela me fait plaisir, mais sur le plan technique, c’est un travail identique. Ce que je fais avec les autres, je le fais sur moi-même en ce moment.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire ce métier ?

J’avais terminé mon baccalauréat à Genève et j’adorais le cinéma. Deux options s’offraient à moi : devenir critique de cinéma ou le faire moi-même. J’ai opté pour la deuxième option et j’ai intégré l’IDHEC, l’Institut des hautes études cinématographiques, à Paris, aujourd’hui Fémis.

Vous avez réalisé des portraits anthologiques pour le cinéma et la télévision, à redécouvrir dans une rétrospective que vous consacre la Cinémathèque Suisse. Comment avez-vous choisi vos sujets ?

La plupart du temps, l’impulsion est venue d’un coup de foudre pour un personnage et son œuvre. Dans d’autres cas, j’ai dû trouver un compromis qui me permettait de réaliser un portrait tout en étant conscient que la télévision ne connaissait pas forcément le protagoniste.

Avez-vous des exemples ?

Pour l’architecte d’intérieur Andrée Putman, il a fallu trouver un accord des deux côtés, alors que le film sur Francis Bacon, je l’ai fait seul, contre tout le monde et sans demander l’avis de personne.

Quelle a été votre approche avec le peintre britannique ?

J’avais été littéralement frappé par ses papes grimaçants lors d’une exposition à Zurich et je m’étais mis en tête que je voulais faire son portrait. Quand j’ai contacté la galerie Marlborough à Londres qui le représentait, ils m’ont ri au nez. Mais je ne me suis pas déclaré vaincu, j’ai beaucoup insisté. Ne pas abandonner s’est avéré fructueux, car j’ai fini par décrocher un rendez-vous avec lui.

Comment s’est déroulée la réunion ?

J’ai commencé par lui dire que nous étions totalement libres de faire ce qu’il voulait et que cela prendrait le temps qu’il voulait. Il aimait cette approche qu’il prenait comme un jeu.

Combien de temps avez-vous passé avec lui pour ce portrait ?

Une soirée et une nuit. Cela s’est arrêté quand il s’est effondré, ivre mort.

Êtes-vous resté en contact ?

Nous nous sommes revus lors d’une exposition à Paris. Nous avions discuté de l’idée de refaire quelque chose ensemble, j’avais posé la condition de filmer cette fois en couleur pour changer. Le projet n’a jamais vu le jour. En réalité, un deuxième volet sur lui aurait été totalement inefficace et trompeur, c’était une expérience ponctuelle.

Qu’apporte le noir et blanc, exactement ?

Une certaine nostalgie, qui aide avec un temps passé. Le noir et blanc est plus brut que la couleur, qui adoucit tout. Il est très difficile de véhiculer une couleur violente ou agressive au cinéma ou à la télévision.

Ensuite, il y a bien sûr l’écrivain américain James Baldwin, que vous avez filmé en Suisse.

Oui, j’avais fait quelques reportages et un peu de variété, mais c’était le premier film que je réalisais pour la télévision suisse romande. J’avais lu « Un étranger au village », son essai exceptionnel, devenu très célèbre, sur les rapports entre noirs et blancs. Il l’a écrit en Suisse, à Loèche-les-Bains. J’ai proposé aux responsables de l’émission « Temps présent » de revenir avec lui sept ans plus tard, pour voir si quelque chose avait changé.

Est-ce que quelque chose avait changé ?

Absolument rien, les gens le regardaient comme s’il était un extraterrestre, les enfants avaient toujours la même terreur dans les yeux à cause de sa couleur de peau. Tout au plus voulaient-ils toucher sa main ou ses cheveux. C’était comme si c’était la première fois qu’il venait. Nous avons eu la chance de nous retrouver en plein Carême, nous étions descendus dans la vallée pour assister à cette scène, qui à mon avis était extraordinaire : on voit cet homme noir au milieu d’une foule où tout le monde est bariolé en noir avec un petit Noir qui remercie quand on met une pièce de monnaie dans le bol. C’est l’une des merveilleuses coïncidences providentielles.

Avez-vous encore travaillé avec lui ?

Je lui avais demandé de participer à un grand reportage que je réalisais pour la télévision francophone sur l’Amérique noire, vingt ans après le mouvement des droits civiques. Il a d’abord accepté, avant de refuser lorsqu’il a découvert que cela se passait à Harlem. Il avait trop peur d’être pris à partie. James Baldwin était un personnage controversé et ses idées ne faisaient pas forcément l’unanimité, même dans les milieux noirs.

Il reste une figure très actuelle, les jeunes générations le lisent.

Mon film a été repris cette année dans le cadre d’une exposition au Musée des Beaux- d’Argovie. J’ai pu constater à quel point ce film fascine toujours le public, petits et grands. C’était très surprenant. Il est devenu une véritable icône dans le monde entier. Il aurait eu 100 ans en 2024.

Et puis, vous avez filmé la collectionneuse d’art américaine Peggy Guggenheim, excentrique et totalement libre aussi…

Il suffit d’un coup de téléphone pour obtenir son accord pour tourner chez elle à Venise. Le film est très vivant, à son image. Outre le témoignage de cette femme hors du commun, nous en avons recueilli d’autres précieux, comme ceux de Man Ray et Lee Strasberg qui parlent d’elle. Le film a été projeté dans le monde entier et je souhaitais qu’il fasse partie de la rétrospective de la Cinémathèque Suisse. Sauf qu’il est introuvable !

Espérons que les recherches finiront par porter leurs fruits… Parlez-nous d’Andrée Putman, la décoratrice d’intérieur qui a stylisé les années 80 en noir et blanc. Quel genre de femme était-elle ?

C’était une femme du monde, toujours élégante, chaleureuse et coopérative. Elle avait son caractère, mais elle était très polie. Elle savait s’exprimer, avait un bon esprit et savait répondre aux questions. J’ai fait de mon mieux pour gratter le vernis mondain et essayer de voir ce qu’il y avait en dessous.

Quelle rencontre vous a le plus marqué ?

La sculptrice américaine d’origine ukrainienne Louise Nevelson avait une personnalité pleine de vitalité, d’intérêt et de curiosité. (ndlr : il a réalisé avec l’artiste décédé en 1988 le film « Louise Nevelson, My Life as a Collage », sorti en 1980). Nous nous sommes extrêmement bien entendus dès notre première rencontre. C’était très étonnant de voir cette femme conduire et donner des ordres aux mécaniciens et aux conducteurs de tracteurs ou de grutiers pour soulever les tonnes de métaux lourds avec lesquels elle envisageait de composer une œuvre.

De qui rêveriez-vous de dresser le portrait aujourd’hui ?

Entre les envies et trouver les moyens financiers, ou simplement un producteur intéressé, c’est très difficile. J’aurais adoré faire un film sur Anselm Kiefer, un grand peintre et plasticien allemand qui travaille en , mais j’ai été dépassé par Wim Wenders. (ndlr : le cinéaste allemand a réalisé « Anselme : La mélodie du temps », sorti en 2023).

Pourquoi Anselme Kiefer ?

J’adore ses immenses paysages envoûtants, qui ont toujours un lien avec les camps de la mort. On est malgré tout à la limite de l’abstraction et du réalisme.

Et une personne décédée dont vous auriez aimé faire le portrait ?

Après Louise Nevelson, je pensais qu’il restait deux autres femmes marquantes aux États-Unis, la peintre Georgia O’Keeffe et la sculptrice Louise Bourgeois. Trouver des fonds est toujours un parcours du combattant et les programmes culturels à la télévision se font de plus en plus rares.

Qu’est-ce qui vous a particulièrement séduit chez ces deux artistes ?

Cette capacité à créer un monde fantastique et surréaliste. Tous deux ont réalisé des œuvres de grande envergure. Mais le travail ne fait pas tout, c’est une alchimie entre personnalité, présence, intelligence, une certaine passion.

Quel regard portez-vous sur l’évolution de l’humanité depuis les années 70 et 80 ?

C’est très fragmentaire, mais c’est le manque de liberté qui vient à l’esprit. Dans mon domaine, j’ai pu expérimenter très librement différentes approches sur de vastes territoires. Personne n’a regardé ce que je faisais, personne ne m’a rien imposé. Cette liberté a disparu. C’est pareil au cinéma et dans la fiction, la liberté est réduite. Les exigences des producteurs et des studios sont disproportionnées. Ils pensent savoir ce que veut le public, mais cela se solde souvent par un échec, car personne ne peut vraiment prédire le succès auprès du public. Et heureusement.

Selon vous, quelle est la principale raison de la réduction de cette liberté ?

C’est ce désir commercial et cette idée fausse du public. Politiquement, la situation est désastreuse. On assiste à un retour de l’extrême droite dans tous les pays, sans exception. Les perspectives d’avenir sont sombres. La politique est un fiasco dans ce monde, la gauche a explosé. Il reste quelques petites étincelles, mais l’opposition à droite n’existe plus, à mon avis. Comment une grande partie des membres de l’UDC, le plus grand parti de Suisse en nombre et en pouvoir, peut-elle soutenir Poutine ? C’est incroyable et c’est effrayant.

Que pensez-vous de la télé-réalité, apparue au début des années 2000 ?

La télé-réalité ? Je ne sais même pas ce que cela signifie.

Il s’agit d’émissions mettant en scène des situations scénarisées avec un casting de gens ordinaires, qui en dehors de leur personnalité et de leur physique, ne défendent pas un talent particulier.

Ce sont des expériences intéressantes… Mais à part les égos, ça reste très limité, non ? La télé-réalité telle qu’on la pratique, ou du moins ce que j’ai vu, reste extrêmement fallacieuse, car ce n’est pas la réalité. Surtout si, comme tu le dis, c’est scénarisé.

Quel message souhaitez-vous transmettre aux générations après la vôtre ?

Aucun. Sauf à tenter de survivre, car les prochains temps ne s’annoncent pas très roses. Cela va être difficile. Ce que l’on appelait autrefois la démocratie, l’idée d’une société qui cherche à apporter des solutions pour un avenir meilleur, se fragmente, voire disparaît complètement dans certains pays. Ce constat m’attriste, car le fondement de l’existence repose sur l’acceptation de l’autre à échanger, même si l’on ne partage pas forcément le même avis.

A voir : rétrospective Pierre Koralnik à la Cinémathèque suisse, Lausanne, jusqu’au 27 novembre ; Le GIFF diffuse ce dimanche 3 courts métrages (Maison des arts du Grütli, Genève, 17h45).

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