Chaque samedi, l’ONFR propose une chronique franco-ontarienne. Cette semaine, l’auteure torontoise Soufiane Chakkouche raconte ses défis en matière d’immigration canadienne, une histoire à suivre en plusieurs parties.
[CHRONIQUE]
À peine cinq mois plus tard la (re)naissancesous la pression inlassable de ses grands-mères, la décision a été prise de leur rendre visite au Maroc pour qu’elles puissent enfin couvrir le bébé d’amour et de baisers et, à travers lui, redécouvrir les souvenirs de leur propre enfance. Pourtant, rien ne s’est passé comme prévu, loin de là !
Chers lecteurs, je vous avais prévenus, la plume de cette chronique sera trempée dans l’encrier du mal. Cependant, avant de s’en tenir là, un bref rappel des faits en code Morse s’impose :
Le 6 juin 2019, j’ai atterri à Toronto. Le 8 octobre 2019, mon unique enfant est né. Le 15 février 2020, me voilà avec cette petite famille et mon aérophobie à bord d’un Boeing sur le chemin du retour, planant sous l’étendard rouge et vert du Royaume du Soleil Couchant. Direction : le pays de ma vie antérieure.
Comme le tapis rouge d’un titanesque billard français à trois boules (pardonnez le pléonasme), les souvenirs dans mon crâne, bons et mauvais, n’avaient pas d’échappatoire à bord. Je n’y croyais pas si bien rêve.
La réception
Comme on pouvait s’y attendre, après avoir été scruté de la tête aux pieds par l’œil méfiant de Big Brother et de ses gadgets, l’accueil fut, euh… comment dire… joyeusement bruyant. En première ligne, la tante folle acclamait tout le monde, un pur régal pour les yeux et le cœur, moins pour les tympans.
Plus sages avec l’âge, les deux grands-mères se tenaient derrière, attendant le calme des émotions. Ils ne le savent que trop bien : la chaleur est calme et l’amour s’apprécie en silence. C’est ainsi qu’ils se sont approprié tous les bons moments de ce séjour, du moins avant le cauchemar !
Désolé, mais je suis en désordre en ce qui concerne le nombre de mots. Je suis donc obligé de mettre les hululements en berne pour froisser la carte du -.
Cela faisait un mois que la petite passait d’un coffre chaud à l’autre, d’une grand-mère à l’autre, en l’absence des grands-pères partis tous deux rejoindre leurs ancêtres quelques années plus tôt.
Un mois exactement que je surfais chaque jour sur les vagues de mon enfance et une partie de l’océan Atlantique, sous un soleil envié, à la mi-mars, par les deux tiers du globe.
Le piège
Le même jour, veille de notre retour prévu à Toronto, dans un vieux taxi rouge conduit par un homme plus âgé que l’engin, les ondes radio crépitaient : « Le Royaume ferme son espace aérien jusqu’à nouvel ordre. »
Et pour cause, les premiers touristes touchés par un virus couronne appelé COVID-19 commençaient à apparaître dans le pays. D’ailleurs, d’autres pays n’ont pas tardé à imiter l’exemple marocain dans une stratégie pour le moins étrange : lutter contre un problème mondial en se barricadant dans leur coin, comme si la Terre avait des angles !
Le ciel lui-même avait perdu ses couleurs, prenant instantanément un aspect vieilli et se couvrant de gris, comme des cheveux. Gray était aussi mes pensées à l’annonce de ce piège qui était sur le point de me dévorer vivant, tout comme l’humanité toute entière. «Tu es coincé ici, prisonnier de ton passé», n’arrêtait pas de résonner la petite voix dans mon crâne.
Le grand-père l’a remarqué à travers un œil cassé dans le rétroviseur et m’a demandé : « Tu comptes aller ailleurs, mon fils ? »
«J’avais l’intention de retourner dans ma nouvelle maison», répondis-je, l’air hagard.
L’homme n’eut pas le - de continuer. Priorité au kaki, il s’est arrêté sur le bord de la route pour laisser passer un imposant convoi militaire transportant des blindés, le premier que j’ai vu de ma vie au centre-ville de Casablanca. Je ne savais pas qu’on pouvait éliminer un virus avec un obus de calibre 120mm !
Barbe Grise attendit le passage de la colonne bruyante puis, avant de sombrer dans un silence inquiet et inquiétant, ajouta : « Qu’Allah t’aide, mon fils. Qu’Allah nous aide tous. »
Trois vols pour 4000 piégés
Panique à bord, nos billets d’avion étaient désormais nuls. Cependant, afin de rapatrier en urgence ses ressortissants et résidents permanents, le gouvernement canadien a affrété trois vols payants (pas un de plus) d’une capacité totale de 1 300 sièges. Cependant, nous étions plus de 4 000 piégés… chaos.
Ainsi, selon le principe du premier arrivé, premier servi, les billets pour le premier vol partaient comme des cornes de gazelle. En moins de 15 minutes, le site Internet d’Air Canada était complet pour ce vol. Il ne me restait donc que deux chances, moi esclave de ma passion en toutes circonstances pour les matinées tardives dans les bras de Morphée.
Au diable Morphée, pas question de commettre la même erreur cette fois-ci. Le lendemain, j’ai passé une nuit blanche à surveiller l’ouverture des ventes du deuxième vol. Bingo, à 7h43 du matin, j’ai gagné le Saint Graal égoïste avec des clics et 1 400 $ l’unité.
Le soulagement
Épuisé par tant d’émotions et de fatigue, pour la première fois de ma carrière de passager, je n’ai eu aucun mal à m’endormir à bord du vol AC 2003 dont le numéro restera à jamais gravé dans ma mémoire. Je n’ai ouvert les paupières que quelques minutes avant l’atterrissage, réveillé par la voix sincèrement émue du commandant de bord : « Ce vol marque la fin de ma carrière après 40 ans de service. Ce fut un honneur de vous ramener à la maison. »
Adieu, mon héros !
Ce qui allait suivre allait être une fuite en avant vers l’enfermement et la privation des plaisirs et des droits les plus élémentaires, comme serrer la main ou une belle âme. Maigre consolation néanmoins pour les cœurs fantaisistes, le COVID-19 réussirait à faire ce qu’aucun politicien ni aucun système n’a pu faire : aligner l’humanité toute entière sur la corde à linge de l’égalité, comme une vingtaine d’oiseaux fragiles sur un fil électrique.
Aux sages, Salamoualikoum (que la paix soit sur vous).
Les opinions exprimées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas la position de l’ONFR et de TFO.