C‘est d’abord l’histoire d’une boîte à chaussures – c’est chaud et sûr, des chaussures – qui a migré au gré des déménagements, rangée sur une étagère de la chambre des parents, à la vue de tous. Dans ce coffret, des cahiers verts et jaunes, dont l’auteur, Alter Fajnzylberg, venait de dire à son fils, Roger, né en 1947 : « J’y ai écrit mes souvenirs. »
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Souvenirs enregistrés à son retour d’Auschwitz, en 1945-1946, par un autodidacte de 35 ans, rangés, enfermés comme dans une boîte de Pandore. “Je n’osais pas imaginer ce qu’il y avait là-dedans, je ne soupçonnais même pas, puisque nous parlions yiddish, qu’il avait écrit en polonais, car il était avant tout un militant communiste polonais”Roger nous le dit. Aucune pensée. Aucune interdiction non plus. La boîte était là, monolithe de mémoire figée, sauvée des eaux de l’oubli.
Roger a eu cette boîte sous le nez lors de son enfance à Montmartre dans un logement exigu où il dormait dans la chambre de ses parents, la deuxième pièce étant réservée à leur atelier. «Ma mère faisait des cauchemars, elle aussi était à Birkenau depuis trois ans. Mon père s’est réveillé très tôt. Les yeux ouverts, il regardait dans le vide, il était ailleurs. Ils étaient ailleurs dès qu’ils ne s’occupaient plus de moi, le passé les aspirait. » Un passé qui revenait le week-end, avec les amis déportés de la mère, avec les vétérans du père de la Brigade Internationale, de la division polonaise Dombrowski en Espagne. « J’écoutais, j’accumulais, j’enregistrais. »
Mes parents étaient ailleurs dès qu’ils ne s’occupaient plus de moi, le passé les aspirait.Roger Fajnzylberg
Car Alter, avant sa déportation, le 27 mars 1942, de Royallieu-Compiègne, dans le premier convoi parti de France, avait été un militant coriace, un « homme politique ». Par ailleurs, tout au long de l’après-guerre, il combattit en vain pour obtenir la reconnaissance de déporté résistant et araciste. Il fait ses armes clandestinement en Pologne dans les années 1930, avant de rejoindre cette guerre d’Espagne perdue, conclue par deux ans de confinement dans des camps français après la Retirada. Une évasion réussie en mars 1941, de brefs mois de liberté chez un ami en Bretagne et à Paris, puis une arrestation dans la rue le 22 septembre 1941. « Ses amis m’ont fait comprendre que mon père avait survécu à des choses très particulières à Auschwitz, que c’était un miracle s’il était en vie. »
Chances de survie minimes
Le très particulier : le Commandos spéciaux (SK), ces déportés juifs chargés de brûler les corps des gazés à Birkenau. On leur promet, eux aussi, une mort certaine. Décimés régulièrement au cours de l’année 1944, lors de la rébellion du 7 octobre. Commandos spéciaux comme Claude Lanzmann, dans Shoah (1985), révélé au grand public avec le témoignage de Filip Müller, un Slovaque, premier SK à publier ses souvenirs en 1980, qui venait parfois au Fajnzylberg à Paris. Alter croise deux courbes de probabilités de survie infimes : les déportés du convoi numéro un (une vingtaine de retours) et les Commandos spéciaux (moins d’une centaine ont survécu), dont il fera partie pendant dix-huit mois !
A tel point que Roger nous l’avoue : « J’ai eu des accès de fièvre où le cauchemar d’un nazi qui avait pris la place de mon père, qui n’aurait pas pu survivre. » Qu’a-t-il fait pour ne pas mourir ? Alter élude ces soupçons dans son texte, qu’il écrit parfois à la troisième personne : « Je veux expliquer pourquoi ils faisaient ce travail, et montrer que s’ils avaient refusé, d’autres auraient été obligés de le faire. »
-Quatre photos volées
Roger avait découvert le cœur de la machine d’extermination grâce à quatre photos devenues légendaires, dont son père avait reçu une copie d’un ami en Pologne. Les quatre photos volées des chambres à gaz prises par Commandos spéciaux. Vers 1980, David Szmulewski, un autre SK, également émigré en France, revendique la paternité de ces photos. Alter est furieux. Szmulewski n’était qu’un intermédiaire entre l’organisation de résistance du camp et la SK pour faire passer clandestinement l’appareil, récupéré parmi les affaires des déportés.
La photo a été prise par plusieurs personnes : Alter et les frères Dragon surveillaient, tandis qu’un juif grec, identifié comme Errera, photographiait. Fajnzylberg accuse Szmulewski de profiter des Juifs hongrois de Birkenau : «J’ai pensé à supprimer ces passages. Puis je me suis dit : “C’est son texte, je ne peux pas y toucher””, Roger précise.
Mais le lire ? Roger a longtemps redressé l’entreprise, héritée en 1991, au décès de sa mère. « Comme mon père, je n’ai pas participé aux cérémonies commémoratives. Ma façon de brandir le drapeau était la politique, même si mon père m’a dit qu’il en avait fait assez pendant des générations. » Membre actif de l’Unef, Roger est nommé maire communiste de Sèvres en 1978. Il est l’adjoint d’Antoine Vitez à Chaillot, lorsque son père est invité à venir témoigner en 1985 par le musée d’Auschwitz-Birkenau : « Il était connu, il y avait témoigné dès septembre 1945, après avoir échappé aux marches de la mort et être revenu se faire soigner par des médecins soviétiques. » Roger n’a pas accompagné son père à Auschwitz en 1985 : « J’ai sous-estimé l’importance de ce voyage. Il ne m’a pas proposé de venir avec lui, mais c’était à moi de lui montrer que je voulais venir. Je le regrette. »
Pionnier de Canal+ en Afrique de 1991 à 2003, il revient enfin à la mémoire de la déportation en mettant son expérience en 2004 au service de l’OSE, l’Œuvre de secours aux enfants, une organisation juive, dont il est nommé directeur. « C’est après un voyage avec Jorge Semprun à Buchenwald en 2005, entendant un ancien déporté désespérer de la disparition de témoins, que j’ai décidé d’ouvrir ce coffret. » Roger confie le texte polonais à un historien du Mémorial de la Shoah, Alban Perrin, pour qu’il le traduise : “J’ai compris ce qu’il a dû endurer, mais je me retrouve face au texte, qui m’a pris près de quatre ans à lire, jusqu’en 2011.” Alter a écrit plusieurs versions des mêmes épisodes qui lèvent le voile sur l’œuvre du Commandos spéciauxmais aussi sur l’organisation de la résistance au sein de Birkenau.
J’ai compris ce qu’il a dû endurer, mais je me retrouve face au texte, qui m’a pris près de quatre ans à lire.Roger Fajnzylberg
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Roger avoue avoir répondu à la pression de ses enfants, à qui il souhaite transmettre le souvenir de leur grand-père. Après avoir envisagé une simple publication à usage familial, il demande à Alban Perrin de reconstituer toute l’existence de son père. Les recherches sont longues. On lui a suggéré d’ajouter un écrit qui raconterait l’histoire de la vie de ses parents après 1945 : « J’ai mis encore plusieurs mois, grâce à l’aide d’un psychologue. » Ces jours-ci, le livre est enfin prêt, Roger l’emportera sur la tombe de ses parents.
“Ce que j’ai vu à Auschwitz, les cahiers d’Alter”de Alter Fajnzylberg (traduit du polonais par Alban Perrin, présenté par Roger Fajnzylberg et Alban Perrin, Seuil, 384 p., 33 €).
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