Sarah Bernhardt de retour sur scène
Paris, 19 février 1872. La foule des premières se presse au Théâtre de l’Odéon pour célébrer le retour sur scène d’une pièce de Victor Hugo, la première depuis le retour de l’écrivain en France après dix-neuf ans d’exil politique. Censuré sous le Second Empire, le vénérable maître fut encensé par la Troisième République. Ses admirateurs attendaient avec impatience de réentendre ses vers engagés. C’est avec Ruy Blas laissez-le briser le silence. Un autre nom anime les conversations : Sarah Bernhardt. L’actrice, choisie par Hugo pour le rôle principal, avait attiré l’attention de la critique avant la guerre de 1870. Que devint-elle ? Elle était incroyable dans Le passant par François Coppée, en 1869, mais sera-t-elle à la hauteur ce soir ? Son cercle de fans, où dominent artistes et étudiants, n’en doute pas : elle excellera forcément dans le rôle de la reine d’Espagne amoureuse d’un valet de chambre !
De tous les combats
A 27 ans, la rousse aux yeux vert doré a du mal à se faire connaître du grand public. Mais tout a très bien commencé. Sortie du Conservatoire à 18 ans, elle intègre immédiatement la prestigieuse Comédie-Française, où l’attend une carrière bien définie. C’était sans compter son tempérament de feu qui lui valut d’abord la méfiance des réalisateurs, puis ses premiers scandales. En 1864, à l’âge de 20 ans, elle donne naissance à son unique enfant, Maurice, fruit de ses amours avec un prince belge, Henri de Ligne, dont la famille s’oppose à leur mariage. Qu’importe, elle adore déjà cet enfant plus que tout et accepte son statut de mère célibataire. Deux ans plus tard, elle se fait à nouveau remarquer en giflant une actrice française qui venait d’agresser injustement sa petite sœur venue la voir en coulisses. L’Institution n’aime pas les scandales, elle est licenciée. Doit-elle tout arrêter ? Non, elle rejoindra la troupe de l’Odéon et triomphera encore plus ! Sa devise n’est-elle pas « tous pareils » ? Deux mots qu’elle n’a pas fini de répondre à ceux qui tentent de s’opposer à sa détermination.
La guerre de 1870 interrompt sa carrière
Il lui faudra encore deux ans pour arriver en tête de l’affiche et faire reconnaître son talent au Le passant. Son ascension aurait sans doute été fulgurante si la guerre contre la Prusse, puis la Commune de Paris, n’avaient pas interrompu sa carrière. En est-elle devenue amère ? Non, elle allait vivre intensément « quand même » ! Elle a même révélé une de ses facettes moins connues en se consacrant corps et âme à l’aménagement d’un hôpital de fortune au Théâtre de l’Odéon. Son empathie et son dévouement iront toujours aux plus vulnérables et aux opprimés. Sensible aux revendications démocratiques des communards, Sarah Bernhardt nouera également une amitié durable avec Louise Michel. Elle aura bien d’autres engagements progressistes, notamment aux côtés d’Émile Zola, en faveur de Dreyfus, dont elle comprendra d’autant mieux la souffrance qu’elle fut aussi la cible des antisémites. Féministe, elle devient également très proche de la journaliste libertaire Séverine. Lors de ses tournées outre-Atlantique, découvrant la situation des Amérindiens, elle les défendit en se révoltant contre le colonialisme. Cette conscience, à la fois morale et politique, a également conduit à des choix de rôles explicitement militants, parmi lesquels Jeanne Doré, un plaidoyer contre la peine de mort (« un crime contre l’humanité », estime-t-elle), écrit pour elle par Tristan Bernard, qu’elle a monté dans 1913, à la veille de la Première Guerre mondiale.
Quelle revanche sur le destin !
Fin 1871, lors des répétitions de Ruy Blas peut enfin commencer, Sarah Bernhardt a hâte de prouver sa valeur. Le soir de la première, surmontant un trac qui ne la quittera plus, elle apparaît radieuse dans l’aura de sa robe blanche laminée d’argent. «Tous ses mouvements sont à la fois nobles et harmonieux», écrit Francisque Sarcey dans sa revue. Conquis, il cite sa « grâce poétique », sa voix « langoureuse et tendre », vante sa « diction au rythme si précis et d’une clarté si parfaite qu’on n’en perd jamais une syllabe » et s’enthousiasme pour ses « intonations fines et pénétrantes ». Son article résume parfaitement les qualités qui feront de Sarah Bernhardt la première star internationale : charisme des mouvements, clarté de la déclamation et justesse de l’incarnation.
Le public n’aura pas besoin de lire ce rapport pour se faire une opinion : les acclamations font trembler la salle. Victor Hugo, également porté en triomphe, ne cache pas son admiration lorsque, agenouillé devant son interprète, il lui baise les mains et la remercie. Cette soirée « a déchiré le voile léger qui obscurcissait encore mon avenir, et j’ai senti que j’étais destinée à la gloire. J’étais restée, jusqu’à ce jour, la petite fée des étudiants : je suis devenue l’élue du public”, écrit-elle avec lucidité, trente-cinq ans plus tard, dans ses mémoires*. Cette « célébrité » lui donnera les moyens d’une revanche haletante et joyeuse sur le destin. Sa liberté jubilatoire et son appétit inépuisable d’expériences seront à la mesure des peines endurées dans sa jeunesse. Car avant que Jean Cocteau n’invente pour elle l’expression de « monstre sacré » ou que Victor Hugo ne la surnomme « la voix d’or », Sarah Bernhardt désespérait à plusieurs reprises de l’existence, maudissant une mère qui n’avait jamais vraiment su l’aimer.
Rosine-Sarah est née le 23 octobre 1844 à Paris où sa mère, Julie Bernhardt, dite « Youle », courtisane à la mode, navigue dans les milieux sociaux et artistiques. Son père, dont elle a longtemps caché la véritable identité pour s’inventer une ascendance romantique, est un notable havrais qui ne s’intéressera guère à elle. Ce bébé qui pèse sur Youle est rapidement envoyé en famille d’accueil à Quimperlé, où elle semble oubliée depuis sept ans. En 1851, lorsqu’elle entre dans un pensionnat à Auteuil près de Paris, la petite Sarah ne parle que le breton. Deux ans plus tard, l’urgence d’éduquer cette petite fille analphabète est telle que sa mère la place à Notre-Dame du Grandchamp, à Versailles, où elle reste de 9 à 15 ans. Rapidement baptisée, elle n’a jamais renié son ascendance juive.
Entrer au théâtre… comme on entre en religion
C’est dans ce couvent qu’elle se sentira enfin entourée et stimulée. C’est là aussi qu’elle déclame ses premiers vers, remplaçant au pied levé le camarade qui devait jouer l’archange Gabriel dans une pièce donnée en l’honneur de l’évêque de Paris. Est-ce le révélateur de sa vocation ? D’une certaine manière puisqu’elle rêve de… entrer dans les commandes ! Son mysticisme la console peut-être un peu de l’indifférence de sa mère qui lui rend rarement visite et qui trop souvent « oublie » de l’inviter à passer les vacances en famille.
En 1860, à 16 ans, Sarah quitte le couvent et redevient un fardeau pour sa mère qui convoque un conseil de famille pour décider de son avenir. L’un des amants les plus influents de Youle est invité : le duc de Morny, demi-frère de Napoléon III. Son intercession sera décisive. Invitée par sa mère à choisir entre la cour et le mariage, Sarah persévère dans son désir de devenir religieuse. Trop cher pour le revenu du ménage, rétorque Youle. Le duc de Morny, bien établi dans le monde théâtral, lui propose de la recommander pour son entrée au Conservatoire. Pour la convaincre, on l’entraîne le lendemain à une représentation de Britannicus par Racine. Elle en ressort transfigurée après avoir vibré de tout son être. Eh bien, elle sera actrice ! Douze ans plus tard, ce choix sera enfin récompensé. Après son triomphe en Ruy Blastout s’accélère. La Comédie-Française la supplie de revenir, elle accepte. L’occasion pour elle de faire un joli camouflet mais surtout de retrouver le divin Mounet-Sully, l’un des plus grands acteurs du XIXe siècle, qui devient son partenaire quasi exclusif et sa liaison la plus passionnée. Elle décrochera également certains de ses rôles légendaires, notamment Phèdre (1873) qui fait dire à Oscar Wilde que c’est en l’entendant qu’il « réalise absolument la douceur de la musique de Racine », puis Dona Sol dans à Hernani (1877) qui émut tellement Hugo qu’il lui offrit un diamant en forme de larme.
La reine des premières
En 1880, à 36 ans, après une tournée en Angleterre avec la Comédie-Française, Sarah Bernhardt décide de retrouver sa liberté. Elle souhaite créer sa compagnie et diriger son propre théâtre. Son premier choix d’artiste indépendante, La Dame aux camélias de Dumas fils, deviendra son rôle culte. Ses projets coûtant beaucoup d’argent, elle décide d’accepter les demandes du monde entier et entame la première de ses longues et lucratives tournées hors d’Europe. Première star internationale, elle sera plébiscitée sur les cinq continents. Entre deux voyages, elle crée de nouveaux rôles féminins et masculins, devenus eux aussi légendaires : Cléopâtre de Victorien Sardou (1890), Lorenzaccio d’Alfred de Musset (1896), Médée de Catulle Mendès (1898), L’Aiglon d’Edmond Rostand ( 1900)…
Elle devient la toute première actrice à donner en spectacle sa propre viemettant en scène ses extravagances et n’acceptant aucune autre morale que la sienne : elle vit au milieu d’une véritable ménagerie, assume la responsabilité de ses multiples amants des deux sexes, vole les députés en monétisant ses faveurs, joue avec son image dans les publicités, fait une sieste dans un cercueil, crée un somptueux domaine à Belle-Île… Douée dans de nombreux domaines, dont la peinture, la sculpture et l’écriture, elle entraîne dans son tourbillon créatif les esprits les plus talentueux de ses époque : il révèle ainsi le peintre Art Nouveau Alfons Mucha en lui chargeant de créer des affiches pour tous ses spectacles à partir de 1895 ; lance René Lalique en lui confiant la création de ses bijoux de scène ; devient la muse de peintres comme Louise Abbéma et Georges Clairin qui réalisent ses plus beaux portraits.
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Pionnière infatigable, Sarah Bernhardt est la première artiste à avoir sa voix enregistrée par Thomas Edison lui-même. Elle va aussi, malgré les douleurs infligées par la tuberculose osseuse qui provoquera l’amputation de sa jambe droite en 1915, apparaître dans onze films de 1900 jusqu’à sa mort. Infatigable mais pas immortelle, elle décède le 26 mars 1923, à l’âge de 79 ans, alors qu’elle tournait Le Clairvoyant de Sacha Guitry, un ami de longue date dont elle avait autrefois aimé le père, le grand acteur Lucien Guitry. Son cortège funèbre, suivi de centaines de milliers de personnes, fit une longue halte place du Châtelet, devant le théâtre qu’elle avait donné son nom en le louant à partir de 1899. Depuis qu’il est devenu Théâtre de la Ville, il expose également, depuis 2023, le nom de celle qui lui a donné son âme.
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Sarah Bernhardt, La Divine, portrait cinématographique de Guillaume Nicloux
En 1915, dans sa chambre d’hôpital après l’amputation de sa jambe droite, Sarah Bernhardt plonge dans ses souvenirs et nous entraîne avec elle dans les méandres de sa liaison houleuse avec Lucien Guitry, l’un de ses célèbres partenaires de théâtre. … Le film de Guillaume Nicloux, en salles le 18 décembre, offre un superbe écrin à Sandrine Kiberlain qui incarne en virtuose la plus mythique actrice française. Les décors sont somptueux et tous les acteurs sont excellents dans une histoire vivante et rythmée. C’est dommage que le scénario ait pris des libertés avec les faits, notamment en exagérant son amour pour Lucien Guitry.
Sarah Bernhardt, La Divinewith Sandrine Kiberlain, Laurent Lafitte, Amira Casar, Laurent Stocker…
Sources
* Ma double vieautobiographie de Sarah Bernhardt publiée en 1907 (rééditée en 2000, éd. Phébus).
Autres sources :
Sarah Bernhardtde Sophie-Aude Picon (éd. Folio Biographies, 2010).
Sarah Bernhardt. Et la femme a créé l’étoilecatalogue de l’exposition éponyme, présentée au Petit Palais, à Paris, d’avril à août 2023 (éd. Paris-Musées).
Légendes des photos :
À gauche : Sarah Bernhardt, W&D Downey, @Adobe-Stock
À droite : l’actrice dans Gismonda de Théobald Chartran (1849-1907), réalisé à New York en 1896 @Adobe-Stock
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