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« Pour soutenir l’économie, nous avons besoin de stabilité de la part des pouvoirs publics »

LA TRIBUNE. A la rentrée, vous avez publié un livre au nom provocateur » Une vraie envie de faire du désordre « . L’IA est-elle “ faire du désordre », pour rebattre les cartes ?

XAVIER NIEL. L’essor de l’IA est, en fin de compte, quelque chose de relativement simple. Il y a un produit qui sort, ChatGPT, qui devient un produit grand public et qui révèle la technologie de l’IA générative au monde entier. Les choses sont allées, il est vrai, très vite. Cependant, je ne crois pas que l’IA remplacera l’humain, je ne crois pas à cette vision magique. L’IA, en revanche, rendra les êtres humains plus puissants, et c’est pourquoi c’est une révolution. Cette technologie va changer nos vies. CC’est un bouleversement au moins aussi important que l’existence d’Internet, car on retrouvera l’IA partout, à chaque instant.

N’y a-t-il pas une folie financière de l’IA, avec des excès en plus ?

Certains pensent que les investissements et les valorisations dans l’IA sont fous. Mais c’est le marché de l’IA qui est fou, son potentiel qui est incroyable. À la fin des années 2000, il y a eu des dérives sur Internet, car il n’y avait pas de marché devant, donc des financements sans revenus. Avec l’IA, on n’est pas du tout dans la même logique.

OpenAI dévoile son moteur de recherche, un outil pour concurrencer Google

Il y a un marché, des produits, des modèles et des recettes. On le voit avec un acteur comme OpenAI. SLa valorisation de 150 milliards lors du dernier tour peut paraître folle. Mais dans l’autre sens, OpenAI a créé un modèle, une marque mondiale. 7 ou 8 humains sur 10 sur Terre connaissent la marque. OpenAI a connu la plus forte croissance de l’histoire des start-up. C’est totalement mérité. Le marché est énorme en termes de taille : nous parlons du fait que 7 milliards d’êtres humains vont être améliorés.

Vous investissez dans beaucoup de start-up. Combien exactement ? De quelles manières ?

Aujourd’hui, nous avons trois types d’investissements. Nous essayons tout d’abord de découvrir les talents de demain, domaine dans lequel nous réalisons plus d’une centaine d’opérations par an. Après on s’oriente vers des investissements plus élevés, avec une logique d’accompagnement. Et enfin, des opérations sur des sociétés beaucoup plus matures. On fouille partout, on reçoit une cinquantaine de dossiers par jour. L’enjeu pour nous est de déceler dans cette masse le projet de demain. Nous nous sommes donc retrouvés très tôt associés aux gemmes, comme à Square. Et nous pouvons leur ouvrir des portes.

Le mot entrepreneur est un mot français utilisé dans le monde entier

L’année dernière vous avez investi dans Kyutai, une sorte de laboratoire d’IA, avec Eric Schmidt, l’ancien patron de Google, et Rodolphe Saadé, le PDG de CMA CGM (propriétaire de La Tribune, ndlr). Quelle est la vision de cet investissement ?

La vision est assez simple. Nous avons des talents incroyables en , notamment au CNRS, mais avec des salaires bas. Comment faire en sorte que ces talents restent en France ? Car nous en avons besoin, notamment pour construire des modèles européens dans le domaine de l’IA. Si on essaie de retenir ces chercheurs uniquement avec des projets commerciaux, cela ne marche pas.

Moshi, l’IA vocale de Kyutai, coupe-t-il l’herbe sous le pied d’OpenAI ?

C’est tout l’esprit de Kyutai : offrir aux experts un laboratoire, un espace de recherche. Je me réjouis que nous ayons réussi à le faire, à porter cette vision avec Eric Schmidt et Rodolphe Saadé au-delà de nos propres problématiques. J.J’avais l’habitude d’avoir des amis américains qui venaient nous aider. Mais trouver en France des entrepreneurs qui ont une vision au-delà de leurs propres intérêts est quelque chose de complètement nouveau.

Avec Kyutai, nNous sommes partis à la recherche de talents, et aujourd’hui c’est un produit incroyable. Je suis content qu’aux Etats-Unis on me parle de Kyutai ou encore de Mistral. Et pourtant, les fonds investis dans ces projets sont faibles par rapport aux investissements réalisés aux États-Unis.

Kyutai a donné naissance à Moshi, une IA conversationnelle. Lors de son lancement l’été dernier, on vous a interrogé sur votre accent anglais…

Mon niveau d’anglais est, comme vous pouvez le deviner, perfectible. Mais cette interaction démontre toute la puissance de Moshi. Avec un assistant vocal comme Siri, vous êtes dans un système qui prend votre voix, l’analyse, la retranscrit et vous apporte une réponse. Avec Moshi, vous êtes dans un modèle d’IA 100% vocale, qui peut vous interrompre et interagir.

C’est une révolution qui permettra d’interagir de manière intelligente avec l’IA. Les huit chercheurs de Kyutai qui ont travaillé sur Moshi ont réussi à faire mieux que les centaines de personnes travaillant sur des projets en cours aux États-Unis. Une belle démonstration du « small is beautiful ».

Vous estimez qu’il y a trop peu d’entrepreneurs privés en France qui investissent dans l’innovation. A quoi est-ce dû ? Y a-t-il un malheur français ? Nous avons déjà perdu la bataille d’Internet et celle du cloud…

J’ai l’impression que nous allons tous les gagner ! Nous avons deux grands avantages. Il y a un avantage visible et un avantage réel. L’avantage visible est que le mot entrepreneur est un mot français utilisé partout dans le monde. Nous devons donc avoir quelque chose dans notre corps, un autre ADN qui nous rend entrepreneur. La deuxième chose est que nous avons des écoles incroyables. Ils forment les meilleurs chercheurs mondiaux en intelligence artificielle.

Ces talents quittent tantôt la France, tantôt reviennent, tantôt restent. Nous manquons de nouvelles entreprises, de nouveaux entrepreneurs. Nous manquons de modèles. Pour cette raison, ce que font les trois cofondateurs de Mistral est incroyable. Ils créent une image de nouveaux entrepreneurs qui peut donner envie à d’autres d’y aller. Car c’est une loi statistique : plus nous avons de talents qui tentent, plus nous aurons de réussite.

Lorsque je rencontre des ministres, ils me disent souvent que pouvons-nous faire pour vous aider ?

Mistral s’impose comme un symbole de l’écosystème français de l’IA. Mais, globalement, d’autres start-up sont bien plus financées. Dans ce contexte, Mistral pourrait logiquement être une cible d’acquisition. Comment puis-je lui donner plus d’argent ?

Qui contrôle Mistral ? Ses trois fondateurs. Et je me fiche de ses investisseurs. Si l’on prend les sociétés du CAC 40, on y trouve de nombreux acteurs dont l’actionnariat est purement et majoritairement étranger. Ce n’est donc pas la question. Le sujet est où est le contrôle ? Où sont créés les emplois ? Où est la croissance ? Où est l’invention ? Où est le génie ? C’est ce dont nous avons besoin.

Le financement est devenu mondialisé. J’investis dans des start-up aux Etats-Unis, et les investisseurs américains investissent dans des start-up en France. Nous avons un marché qui s’est mondialisé. De par la taille du pays, sa richesse, ses structures, avec notamment un système de retraite privé, les Etats-Unis ont beaucoup de fonds à investir. Ils viennent logiquement investir en France. Et tant mieux s’ils viennent investir à Mistral ! Ce qui m’intéresse, c’est que Mistral continue d’avoir ses racines françaises.

Donald Trump promet une déréglementation massive des technologies, notamment de l’IA. L’Europe suit le chemin inverse. Est-ce le bon choix ?

Tout d’abord, je crois aux entrepreneurs. Il faut arrêter de s’appuyer systématiquement sur l’État. L’État fixe des règles, crée une structure, crée un environnement, peut aider, mais en fin de compte, nous avons besoin d’entrepreneurs et de gens qui font les choses. Lorsque je rencontre des ministres, ils me disent souvent que pouvons-nous faire pour vous aider ? Pour soutenir l’économie, nous avons avant tout besoin de stabilité de la part des pouvoirs publics. Ne déplacez pas trop ma structure. C’est mon vrai sujet. A chaque fois qu’on essaie de modifier la structure, j’ai peur de me perdre, de ne plus comprendre son fonctionnement.

Le projet de Donald Trump de tordre le bras à l’Europe

Nous avons eu sept années de stabilité en France. Sur un certain nombre de sujets, cette période a aidé la France, notamment en attirant des investisseurs du monde entier. Il faut continuer dans cette logique le plus longtemps possible. Parce que ce sont les gens qui investissent dans ce pays, parce que ce sont les entrepreneurs qui créent de la richesse, qui génèrent des impôts et des revenus, qui permettent à la France d’être un pays privilégié sur un certain nombre de sujets.

Les grandes entreprises du CAC 40 ne sont-elles pas un peu conservatrices face à l’engouement des start-up ?

Ne sommes-nous pas heureux d’avoir ces grandes entreprises ? Leur présence ne permet-elle pas l’émergence de start-up ? Ces entreprises évoluent et apprennent. Une entreprise est faite pour naître, vivre et disparaître, c’est comme ça. Le sujet est avant tout le nombre d’entreprises de taille significative dans un pays, pour pouvoir exister au-delà des frontières. La France est le pays au monde dans lequel sont contrôlés le plus d’opérateurs de télécommunications situés hors de ses frontières.

Le fait que l’Europe reste un marché fragmenté est-il un autre problème ?

Certes, il existe une fragmentation en Europe. Mais cette fragmentation nous a appris la compétition. Quand on se lance sur d’autres marchés, avoir quatre ou cinq acteurs d’un même pays est une opportunité vraiment exceptionnelle. C’est le cas des télécoms, où les acteurs français occupent de formidables positions à l’international. Arrêtons de nous torturer. C’est dans notre nature de dire que tout va mal, que ça va mieux ailleurs. Alors que c’est toujours aussi bien ici, en France.

Ce qui me semble le plus important, c’est d’apprendre à apprendre, et non plus d’apprendre par cœur.

Le comité interministériel sur l’IA a publié en mars dernier un rapport dans lequel il estimait que 5 milliards d’investissements supplémentaires par an étaient nécessaires en France sous peine de déclin historique. Les pouvoirs publics jouent-ils le jeu ?

En France, nous avons une chance incroyable avec BpiFrance. Lors de la création de BpiFrance, je me suis dit que mettre de l’argent public dans le financement des start-up était un non-sens. Eh bien, j’avais tort. BpiFrance est incroyable. Ils financent une partie importante de l’écosystème à tous les niveaux, à toutes les étapes. Cela n’existe nulle part dans le monde. Être entrepreneur en France est bien plus simple qu’être entrepreneur aux Etats-Unis, croyez-moi.

Mais les start-up françaises ont encore du mal à accéder au marché des grandes entreprises…

Pourquoi les entreprises ou les services publics achèteront-ils le cloud à Microsoft ? Peut-être parce que nous n’avons pas d’équivalent ici. A nous, collectivement, de travailler pour réussir avec des produits et services qui fonctionnent, et qui sont capables de convaincre les grandes entreprises d’acheter françaises ou européennes.

Vous êtes un entrepreneur qui a investi dans l’éducation. Quelles sont les conséquences de l’IA pour nos enfants ?

Je pense que c’était déjà en cours. Le connaître par cœur, c’est bien, mais nous avons désormais accès au savoir en permanence, à portée de main. L’important est d’apprendre à nos enfants comment apprendre, c’est-à-dire comment ils sont capables de faire les recherches nécessaires.

Ils doivent être capables de juger objectivement la réponse donnée, avoir un esprit critique pour juger cette réponse. Mais c’est ce qui me semble le plus important, c’est d’apprendre à apprendre, et non plus d’apprendre par cœur quelque chose qui va très vite passer de mode et devenir obsolète.

Vous considérez-vous comme un Elon Musk français ?

Écoute, je pense que dans la vie, on n’est ni noir ni blanc. Nous sommes tous gris. Nous avons tous un mélange de choses brillantes et de choses moins brillantes. J’ai eu la chance de ne pas trop mal réussir dans le métier d’entrepreneur. Mais je suis un nain comparé à Elon Musk qui est un incroyable entrepreneur, un génie. Et je pense juste qu’il est tellement blanc, totalement blanc, en termes d’entrepreneuriat, qu’il doit y avoir un côté noir.

 
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