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“C’est l’esprit de meute, inhérent au fonctionnement des réseaux sociaux, qui s’écarte de MeToo”

Couper des têtes, à juste titre, tout en causant des dommages collatéraux… n’est-ce pas inhérent à toute révolution ?

Oui bien sûr. C’est la raison pour laquelle je parle, dès les premières lignes de mon livre, de « vertige nécessaire » pour qualifier le mouvement MeToo. Soyons clairs : je ne regrette rien de la transition que nous vivons, elle est absolument vivifiante et nécessaire. Le livre entier explique à quel point ce changement constitue un changement dans le monde que je souhaitais. Je suis heureuse de vivre dans le monde post-MeToo, et je parle de ce qu’était le silence pesant, la solitude avant MeToo.

Ce que je dénonce, c’est l’instrumentalisation de ce mouvement : il est temps de séparer le bon grain de l’ivraie, d’identifier quand c’est MeToo et quand ce n’est pas MeToo. Je suis allergique à l’injustice et, en tant que journaliste, je m’engage à faire en sorte que la parole publique serve à protéger et non à écraser.

Gardons #MeToo et évacuons le mouvement #BalanceTonPorc, qui a parfois jeté les noms d’innocents, est-ce cela que vous défendez ?

Je ne pense pas que nous devrions jeter tout BalanceTonPorc à la rivière. Pour ma part, je suis plutôt favorable au « name and honte », mais c’est une énorme responsabilité qui ne peut pas être assumée comme ça. Il ne devrait pas être question de dénoncer publiquement une micro-nuisance ou un délit sexuel. Elle doit être l’arme de dernier recours, lorsque nous sommes confrontés à un mur d’impunité, à un prédateur.

BalanceTonPorc a par exemple été utilisé pour nommer Tariq Ramadan (le prédicateur a été condamné en appel en Suisse pour viol et contraintes sexuelles à une peine de trois ans de prison dont un an ferme, NDLR). Jusque-là, je vivais avec les témoignages d’une dizaine de femmes qui n’osaient pas s’exprimer publiquement, soit parce qu’elles avaient reçu des menaces, soit parce qu’elles se sentaient trop seules face à ce qu’elles allaient endurer si elles parlaient. Dans ce cas, BalanceTonPorc a constitué une véritable libération car elle a été utilisée comme un moyen de se reconnaître et de déposer une réclamation collective.

A l’inverse, lorsque BalanceTonPorc a été utilisé, juste après l’affaire Weinstein, pour nommer et accuser un homme comme Eric Brion (l’ancien patron de la chaîne de télévision Equidia avait été accusé de harcèlement sexuel par Sandra Muller, l’initiatrice du mouvement BalanceTonPorc, éditrice de la rédaction). ndlr), cet homme qui a tout perdu, son travail, sa femme, alors qu’en réalité il a été accusé en 140 signes d’une déclaration grave sous l’effet de l’alcool qu’il a excusé le lendemain, c’est un abus de pouvoir. Là, on prend le risque de déchaîner une meute contre un individu, de commettre nous-mêmes un abus de pouvoir. C’est la réflexion que j’essaie d’inviter dans mon livre : après MeToo, c’est aussi un nouveau pouvoir. Et quand on est féministe, on pense à l’usage du pouvoir.

« La honte a changé de camp, mais la meute aussi », écrivez-vous. A-t-on au moins le droit de nuancer sur MeToo ?

Oui, il le faut. Nous manquons de nuance, tout comme nous manquons de responsabilité. Pour témoigner, alerter, faire en sorte que les autres se reconnaissent dans une expérience, pour qu’ils soient plus vigilants à l’avenir, pour faire bouclier et briser le silence, le réseautage est un bénéfice indéniable.

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En revanche, c’est l’esprit de meute inhérent au fonctionnement des réseaux sociaux qui peut faire basculer cet avantage en abus. C’est la mentalité de meute qui pousse MeToo à la dérive. Il faut donc se demander quand on fait ou non appel à la meute.

On sent que vous êtes vous-même tiraillé, dans votre livre, sur la manière de réagir et d’agir face aux témoignages de femmes qui viennent à vous au sujet du comportement « prédateur » de Tariq Ramadan…

Oui, et je me suis forgé une éthique à cette occasion : je ne crois pas que l’on puisse parler au nom des victimes.

Dans mon livre, je raconte pour la première fois en détail tout ce qui s’est passé avant et après MeToo à travers les cas que j’ai pu croiser, comme l’affaire du Ramadan. Cela témoigne des « tiraillements », il est vrai, que j’ai vécus, de l’éthique que nous sommes obligés de nous forger. Je m’explique : on pourrait penser que face à mon pire ennemi (Caroline Fourest est aussi l’auteur de « Frère Tariq », un livre dans lequel elle décortique le discours et les méthodes de l’islamologue Tariq Ramadan, NDLR), je pourrais utiliser le paroles de ces femmes pour l’accuser publiquement. En pratique, ce n’est pas si simple. On ne peut pas accuser quelqu’un publiquement si les victimes vous disent qu’elles ont trop peur de lui pour le dire publiquement, si elles ont été menacées et n’ont pas voulu porter plainte.

D’un autre côté, ce que j’ai aussi appris à cette occasion, c’est qu’il est plus facile pour les victimes de nommer et d’accuser plusieurs personnes. Par ailleurs, sur le plan journalistique, je pense que la sérialité des plaintes, pour des faits graves et similaires, constitue une des conditions avant de nommer publiquement des personnes. Il est très difficile de faire entrer dans l’espace public un nom qui va immédiatement subir une explosion, dans une affaire de parole contre parole où l’on a très peu d’informations pour savoir s’il s’agit ou non d’une véritable accusation.

Est-il « plus simple » aujourd’hui qu’hier de dénoncer publiquement un personnage riche et célèbre qui détient le pouvoir ? Le cas du footballeur Kylian Mbappé, récemment accusé de viol par une femme lors d’un séjour en Suède, doit-il nous inviter à la réflexion ?

Oui, c’est plus facile aujourd’hui de dénoncer une personnalité publique. En réalité, nous vivons une sorte de schizophrénie depuis l’affaire Weinstein : D’une part, on assiste à une très forte médiatisation d’affaires touchant des célébrités et des personnalités, quitte à publier des articles étonnants qui violent davantage la vie privée de ces personnes. qu’ils dénoncent les viols. En revanche, les violences sexuelles continuent de briser les familles et la pédocriminalité reste un sujet insuffisamment abordé. Ma grande crainte est donc de voir le mouvement MeToo réduit à ces accusations de moins en moins graves contre des célébrités, avec le risque de créer une coupure entre cette petite communauté et le reste de la société.

D’ailleurs, puisque vous soulignez le cas de Kylian Mbappé, j’ai écrit mon livre justement en voyant venir ce type d’affaires. Nous ne savons pas ce qui s’est réellement passé dans cette chambre d’hôtel. J’espère que l’enquête fera la lumière sur ce qui s’est passé. Mais dans un monde où il n’est pas possible de douter au nom du « je te crois », Mbappé est forcément coupable. Et dans un pays comme la Suède où la législation a changé dans la foulée de l’émotion post-MeToo, c’est à lui de prouver qu’il a obtenu le consentement de la victime, sous peine d’être condamné. Cela crée des opportunités pour des individus qui ne sont pas seulement bien intentionnés.

Pour sortir de là, vous proposez de débattre de cette « zone grise » qui génère tant d’incompréhension entre filles et garçons. Comment continuer à séduire ? Certains hommes vous ont dit qu’ils étaient totalement perdus aujourd’hui…

Oui, certains hommes sont perdus, et c’est une bonne chose. Cela signifie qu’ils commencent à poser des questions, et il est temps qu’ils en posent. Maintenant, il faut profiter de cette peur – qui doit perdurer – pour amener les gens vers un questionnement véritablement positif. Elles doivent apprendre à se mettre à la place des femmes. Si les hommes apprenaient à mieux séduire, ils feraient moins de dégâts et seraient eux-mêmes plus épanouis.

« Les discours des puissants sont pleins d’anti-vérités. Cela menace notre démocratie. »

Pour ma part, je crois au continuum des violences sexuelles : lorsqu’il y a un premier faux pas, même s’il ne s’agit que d’une infraction sexuelle et pas encore d’une violence sexuelle, il faut avoir une conversation avec la personne. Cela peut être un constat, un recadrage ou simplement une conversation pour qu’un homme se rende compte que son attitude est essentiellement une attitude de contrainte plutôt que de séduction, qu’il comprend mal ce qui va créer le désir. devant lui. J’ai vu des hommes vraiment se remettre en question, et généralement ils le font lorsqu’ils ont des filles en âge d’être dérangées, sifflées dans la rue ou potentiellement agressées. Il vaut mieux qu’ils se posent ces questions plus tôt, c’est la jeune génération qui le fait.

Y a-t-il aussi une réflexion à entreprendre du côté des filles ?

Oui, bien sûr, il faut apprendre aux filles à cesser d’avoir honte de leur désir et à l’exprimer clairement, à savoir ce qu’elles veulent. Nous sortons de siècles qui ont culpabilisé les désirs des femmes, et elles ont intégré cette situation. On leur a appris qu’une femme ne doit pas exprimer pleinement son désir, sous peine d’être socialement dévalorisée.

Mais voilà, comme les femmes n’expriment pas clairement leur désir et que les hommes ne savent pas très bien le comprendre, cela crée cette zone grise de danger, notamment lorsqu’on a vingt ans, qu’on sort de l’enfance et qu’on n’est pas encore complètement adulte dans notre désir. Cette zone est alors extrêmement dangereuse pour les filles et les garçons car il faut transmettre des codes et faire en sorte qu’ils changent.

Autrement dit, le désir, la question du consentement est une danse délicate et subtile. Il faut absolument y prendre goût pour devenir un virtuose plutôt qu’un « lourdaud ». C’est le projet humain le plus passionnant qui soit.

Le livre :

« MeToo Vertige. Trouver un équilibre après la nouvelle révolution sexuelle», Caroline Fourest, Grasset, 336 pages, 22 euros.

L’auteur :

Caroline Fourest est également l’auteur de Frère Tariq, Génie de la laïcité, La tentation obscurantiste, La dernière utopie et Génération offensée. Elle est une ancienne militante du mariage pour tous et est apparue dans les colonnes de journaux satiriques. Charlie Hebdo.

Extraits du livre :

“La liberté d’expression ayant trouvé la facilité de la dénonciation sur les réseaux sociaux, on est passé sans préavis d’une société d’honneur imposant le bâillon à celle de la pureté manipulant l’enjeu et la dénonciation.”

« La foule, furieuse, s’est précipitée vers lui. […] Le peloton vient de changer de camp. Depuis des millénaires, ceux qui accusent sont lynchés. Cette fois, c’est l’accusé Eric Brion qui va tout endurer : les insultes, les menaces et même la perte de son emploi. Sa fille, militante féministe, lui demande de supprimer sur les réseaux toute photo où ils posent ensemble.

« Et qu’en est-il de sa défense ? D’un prédicateur qui passe sa vie à convaincre les femmes de se voiler pour lui plaire, l’homme déclare au tribunal qu’il n’aurait pas pu être excité parce que son foulard sentait trop mauvais. Freud aurait sûrement beaucoup à dire.

« Sous l’Ancien Régime, plus l’agresseur était riche ou puissant, moins une plainte était susceptible d’être examinée. Notre époque est à l’opposé […]. Plus l’accusé est riche, plus il est célèbre, plus il risque le tribunal médiatique, voire l’enjeu.»

« Totalement disculpée après des mois d’angoisse et de repli, Juliette Favreul a triomphé de cette fausse accusation. […]. Un sinistre exemple où MeToo a été utilisé pour libérer des rivaux. Du féminisme instrumental, de la résistance à la domination et à l’abus de pouvoir.

 
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