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Dans les musiques actuelles, une conscience écologique naissante

L’arrêt du groupe Shaka Ponk pour raisons écologiques illustre les impasses dans lesquelles les musiques actuelles sont empêtrées sur le plan environnemental. Malgré la multiplication récente d’initiatives « vertes », le secteur reste pour l’instant dominé par un modèle qui provoque d’importants dégâts socio-environnementaux. Mais des expériences alternatives voient le jour…


L’année 2024 marque la fin volontaire du groupe français de rock alternatif et électronique Shaka Ponk, après plus de 12 ans d’existence et un grand succès. Le groupe justifie cet arrêt par son engagement en faveur de la préservation de l’environnement, comme l’a déclaré le chanteur du groupe dans une interview à Inter :

« Au début, nous étions un petit groupe de rock entre amis, qui a grandi, et le succès passe par la responsabilité écologique. Nous avons réalisé que nous faisions désormais partie du problème […]. Nous avons choisi d’arrêter par cohérence existentielle. On ne peut pas délivrer de beaux messages et cultiver une activité professionnelle aussi polluante.»

S’ils sont devenus porte-parole de la cause écologique à travers leurs propos artistiques et leurs discours, leurs activités artistiques n’en sont pas moins énergivores et destructrices de l’environnement (tournées des grands festivals, gigantisme des scénographies, etc.), traduisant un fort écart entre leurs valeurs écologiques personnelles et leurs pratiques professionnelles.

Une double responsabilité

Exemple frappant pour le grand public, la fermeture du groupe Shaka Ponk met en lumière un secteur culturel, et particulièrement un secteur musical, interrogeant le rôle qu’il joue dans la crise environnementale contemporaine. Car l’industrie musicale est énergivore en ressources et en déchets, ce qui apparaît contradictoire avec les enjeux écologiques contemporains. Le modèle actuel n’est pas tenable, avec une logique de compétition – entre artistes pour se développer, entre lieux et événements pour attirer les publics, entre territoires pour renforcer leur attractivité – et « toujours plus » (concerts, jauges, réseaux sociaux, équipements, déplacements, etc.).

Ce modèle s’inscrit ainsi pleinement dans le système capitaliste et consumériste contemporain et est responsable de nombreuses dégradations socio-environnementales : pollution générée par la mobilité des publics et des équipes artistiques, impacts des technologies numériques utilisées dans l’industrie musicale, inégalités sociales entre « star » artistes et artistes « ordinaires »… Les professionnels du secteur ont ainsi identifié différents leviers d’action pour réduire l’impact écologique des musiques et de la culture actuelles, parmi lesquels la délocalisation des activités au sein des territoires, le ralentissement du rythme de production et de diffusion, ou encore la réduction de l’ampleur des projets et des événements.

Mais la culture et la musique actuelles pourraient aussi jouer un rôle positif dans la lutte contre la crise écologique. À travers les récits, les visions du monde et les émotions qu’elles procurent, ils peuvent sensibiliser le public et façonner de nouveaux imaginaires collectifs plus vertueux en matière d’écologie.

Adapter le système sans le changer

Ces dernières années, les préoccupations écologiques sont de plus en plus présentes dans le secteur des musiques actuelles : prises de position d’artistes de renom (Billie Eilish, Pomme…), création de collectifs professionnels (comme Music Declares Emergency), publication d’études, mise en place de formations. pour les professionnels du secteur (comme le MOOC Paysage du Périscope), engagement des festivals dans des pratiques « écoresponsables » (parmi les pionniers, le Collectif Festival), émergence d’« éco-conseillers » (The Green Room, par exemple) , développement de calculateurs d’impact socio-environnemental pour les événements et lieux musicaux (comme Fairly)…

Certaines initiatives apparaissent limitées par une approche managériale et néolibérale qui tente d’adapter le système capitaliste existant, et donc de le faire perdurer, en rendant les pratiques et la consommation actuelles plus sobres et efficaces. Cela passe par exemple par des systèmes d’éclairage plus économes, des décorations à base de matériaux recyclés ou encore des outils numériques.

Une telle approche s’inscrit dans une logique ambiguë de « transition écologique », qui exprime une volonté d’évolution mais sans changer de système, bien qu’insoutenable. Ce faisant, ces initiatives se concentrent parfois exclusivement sur la réduction de « l’empreinte carbone » des activités culturelles, suivant une approche technique qui néglige bon nombre des leviers essentiels de la crise écologique comme les impacts sur la biodiversité, les enjeux en termes d’inégalités sociales, l’émotionnel. ressorts du rapport au vivant, ou encore dégradation de l’environnement liée au numérique.

Cette approche néglige également l’ampleur des transformations à entreprendre dans la lutte contre la dégradation socio-écologique, plus proche d’une rupture et d’une mutation radicale (comme la décroissance) que d’une transition et d’une adaptation du système actuel.

Certaines initiatives culturelles et musicales se caractérisent même par de telles contradictions entre l’engagement écologique affiché et la réalité des pratiques qu’elles relèvent du greenwashing. Par exemple, le groupe Coldplay promeut, via un site dédié et des spots publicitaires avec la société de transport DHL, des circuits « durables » et « bas carbone », basés sur diverses adaptations : panneaux solaires pour l’alimentation électrique, utilisation d’écrans LED à faible consommation d’énergie…

Un dispositif « vert » en décalage avec la séquence des méga-concerts à l’échelle internationale qui nécessitent l’utilisation massive d’avions pour l’équipe artistique et le matériel tout en incluant une scénographie très lourde en termes de décors, de son et de lumière pour assurer une spectacle spectaculaire et énergivore.

De plus, les jauges élevées attirent des publics nombreux et parfois lointains dont les déplacements représentent aussi un impact écologique notable. Ces initiatives produisent des effets délétères en diffusant de fausses promesses qui brouillent le débat public sur les questions écologiques et contribuent à entretenir un modèle de développement non durable de l’industrie musicale.

DHL x Coldplay, spot publicitaire et greenwashing en musique.

Les artistes face à une double contrainte

Ainsi, la musique actuelle repose encore aujourd’hui sur un modèle de « réussite » des artistes fondé sur un star system générant un contre-modèle de sobriété.

En effet, plus un artiste musical se produit en concert à l’international, est suivi sur les réseaux sociaux, a des écoutes sur les plateformes musicales, plus il est reconnu et socialement valorisé par les médias, le monde culturel, le public, même s’il a une influence bien plus grande. impact environnemental négatif que les artistes locaux dont la notoriété et les revenus sont plus faibles.

Pour de nombreux artistes émergents, qui sont dans une sobriété imposée, sortir de la précarité financière liée à leur stade de développement nécessite donc de s’inscrire dans un parcours de carrière non durable et en partie dépendant des opportunités offertes par les producteurs, les tournées, les labels, les salles, les festivals et d’autres acteurs de l’écosystème musical.

Cela place les artistes préoccupés par la question environnementale face à une injonction paradoxale : comment s’engager dans des pratiques professionnelles vertueuses d’un point de vue écologique au sein d’une industrie musicale centrée sur des objectifs contradictoires de notoriété et de croissance ? Le décalage entre leur vie professionnelle et leurs aspirations personnelles d’engagement face à l’urgence écologique renforce une forme d’éco-anxiété chez certains artistes. L’arrêt Shaka Ponk montre ainsi que le modèle dominant est une impasse lorsque les questions écologiques sont prises au sérieux.

Comment changer de paradigme ?

Ce constat nous incite à réfléchir à des voies alternatives de développement pour tous les acteurs des musiques actuelles (y compris le public). L’enjeu est de repenser radicalement et systémiquement le paradigme dominant du star system, de la compétition et de la croissance, en faveur d’alternatives écologiquement durables fondées sur des valeurs et des pratiques de coopération autour de la création artistique, de la production et de la diffusion culturelles.

Une des pistes est le changement d’échelle et la promotion de l’inscription territoriale des artistes et de l’industrie musicale. Car si la figure de « l’artiste ordinaire » ou de « l’artiste local » impliqué dans la vie culturelle du territoire est largement dévalorisée dans le contexte actuel, elle peut présenter un intérêt d’un point de vue écologique et social : limitation de la mobilité des publics et équipes artistiques, stimulation de la vitalité culturelle locale, participation accrue des habitants, redynamisation des réseaux coopératifs d’acteurs locaux, etc.

C’est justement l’objectif du projet de recherche ECOMUSIQ d’alimenter la réflexion autour de ce changement de paradigme. Ce projet propose, à travers les notions d’ancrage et d’empreinte territoriale, de capter les traces et les influences des activités culturelles sur leur territoire. L’objectif est de mettre en valeur le rôle social et culturel que les artistes et autres professionnels des musiques actuelles peuvent jouer au sein de leur environnement local, tout en respectant les enjeux de diversité culturelle, de justice sociale et de durabilité écologique.

Deux exemples analysés, entre autres, dans le cadre du projet, montrent que des expérimentations alternatives sont possibles, non sans certains paradoxes et difficultés. Le groupe Aïla propose ainsi des concerts sans électricité, dans un environnement naturel, à l’échelle régionale, avec des jauges volontairement réduites. Il s’engage dans une démarche écologique transversale (scénographie, démarche artistique, partenariats locaux, etc.) visant à offrir aux publics l’occasion de renouer avec l’environnement naturel.

Concert sans électricité du groupe Aïla.
Basile Michel, 2024, Fourni par l’auteur

Côté événementiel, un festival comme La P’Art Belle cherche à allier écologie et musique en fixant une jauge limitée stable au fil des années et en adoptant une forme itinérante pour s’adresser à des publics locaux et limiter les déplacements. Le festival intègre également diverses pratiques « écoresponsables » (alimentation locale et végétarienne, mobilité aérienne interdite aux équipes artistiques…) et propose aux publics une programmation alignée, voire engagée en matière environnementale et sociale.

Ces exemples font écho à d’autres initiatives comme l’appel « Pour une écologie des musiques vivantes », qui prône notamment la valorisation du travail des artistes sur le territoire local et l’abandon des clauses d’exclusivité territoriale imposées aux artistes. par des lieux ou des événements pour leur interdire de se produire dans la région plusieurs mois avant et après leur concert (ce qui empêche la mise en place de tournées cohérentes). La fermeture de Shaka Ponk s’inscrit également dans cette lignée, avec la revendication des artistes d’une volonté de réduire leur projet artistique et de le penser sous de nouvelles formes, plus respectueuses de l’environnement.

Si ces initiatives alternatives ouvrent le champ des possibles, elles restent encore trop ponctuelles pour transformer radicalement le star system des musiques actuelles et enclencher un changement de paradigme et de système de valeurs, de la compétition à la coopération, du « toujours plus » au déclin, du gigantisme à la sobriété. Or c’est à travers ce type d’expérimentation alternative qu’un changement écologique dans nos sociétés pourrait se produire, d’où l’importance de les éclairer et de l’éteindre sur des modèles meurtriers.

 
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