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Décédé ce jeudi 23 janvier, Jean-François Kahn fut notamment le fondateur et directeur de « Marianne » pendant vingt ans. Notre journaliste Anna Topaloff, qui a fait ses premiers pas professionnels sous sa direction, rend hommage à sa pédagogie et à son sens de la punchline.
« Ce n’est pas un journal. C’est bien, mais ce n’est pas un papier. » Nous sommes en 2003, j’ai 22 ans, je suis stagiaire chez « Marianne » et je viens d’écrire mon tout premier article. D’une main tremblante, je le dépose – en version imprimée, police 14, interligne 1,5, comme l’exige la règle alors en vigueur – sur le bureau de Jean-François Kahn, le directeur éditorial. Il se penche sur le papier en marmonnant, et je ne distingue d’abord que son crâne, déjà lisse. Lorsqu’il relève la tête, ses yeux malicieux se fixent sur les miens. De sa voix nasillarde et haut perchée, il me propose de m’apprendre à transformer un texte en ce qu’on appelle « un article de presse informatif ».
Je n’ai jamais oublié les conseils qu’il a prodigués ce jour-là, pendant plus de deux heures, à l’apprenti journaliste que j’étais. Je ne sais pas si c’est parce que je les suivais qu’il m’a embauché plus tard, comme journaliste. Couteau suisse » comme il désignait les jeunes reporters envoyés chaque semaine à travers la France. Mais ce dont je suis sûr, c’est que durant les dix années que j’ai passées chez « Marianne », je n’ai cessé d’admirer ses qualités pédagogiques, sa confiance dans les jeunes, son goût des autres, de son effectif herculéen – mais surtout de son sens inimitable de la formule. Alors que ce grand homme de presse est décédé, ce jeudi 23 janvier 2025, je voudrais rendre hommage à sa plus belle punchlines.
“Je suis un centriste révolutionnaire”
« On trouve de meilleurs titres quand on a bu un verre ! », disait-il par exemple mercredi soir. Le rituel de fermeture festive », où tout le journal partageait un repas et (quelques) bouteilles de Roque Dansante – un vin rouge aux qualités, disons, douteuses – se terminait toujours de la même façon : « JF » arrivant au modèle, un crayon à la main, pour réécrire tous les titres des journaux, juste avant qu’ils ne soient envoyés à l’imprimeur.
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« Je suis un centriste révolutionnaire », a-t-il répété lors d’une conférence de rédaction. ” Extrémiste central » autoproclamé, Kahn était profondément convaincu que les grandes évolutions sociétales ne s’enracinent réellement que lorsqu’elles touchent les classes moyennes. Et ce, bien avant la création du MoDem de François Bayrou, mouvement qu’il a soutenu en 2007 – au point de porter pendant plusieurs semaines le même pull à capuche aux couleurs de la « révolution orange ».
« Nous le publierons ainsi et ce sera votre punition ! », a-t-il pu dire à la tête d’un journaliste dont il trouvait le papier perfectible. Ses exigences inflexibles l’amenaient parfois à crier fort. Aucun éditeur n’y a échappé et lorsqu’il a pratiquement quitté son bureau en courant, un paquet de feuilles tachées de ses pattes de mouche illisibles, même les anciennes n’ont pas fait semblant d’être fières.
Taquiner les « bobos »
« L’Église est une secte qui réussit. » répétait-il à la moindre occasion. Je n’ai jamais su si la phrase était vraiment de lui, mais au fond, peu importe, elle lui allait tellement bien. Athée par conviction et viscéralement attaché à la laïcité et aux valeurs de la République, le chef d’entreprise qu’il était a eu beaucoup de mal à comprendre que les journalistes ne viennent pas travailler les jours fériés rendus publics par le calendrier chrétien. Mais a invité toute la rédaction à déjeuner – chez « Jenny » ou chez « Pyrénées Cévennes » – chaque 21 janvier, pour célébrer la mort de Louis XVI. Et personne n’est retourné au travail par la suite.
« Les bobos ont le ventre à droite, le foie à gauche, le pénis à l’extrême gauche, le cœur au centre et la tête ailleurs. » il a écrit dans « Dictionnaire incorrect », publié pour la première fois en 2005 et régulièrement publié dans des versions étendues depuis. Comme il aimait les taquiner, les bobos ! Sa plume n’a jamais été assez acérée pour s’attaquer à ces citadins estropiés par la contradiction, qu’il observait de près, puisque son propre journal en était plein…
« Nous ne faisons pas le mort », rappelait-il à chaque fois qu’un personnage public décédait. Ainsi, « Marianne » n’a pas publié de nécrologie pendant très longtemps. Aux yeux de son fondateur, l’exercice n’avait aucun intérêt pour le lecteur : le fameux respect des morts obligeait à n’écrire que des papiers euphémiques, voire à passer sous silence les aspects les moins glamour d’une vie.
Je ne peux pas imaginer à quel point celui-ci l’aurait fait grogner.