Politiquement aussi, sa situation était sur le point de changer. À partir du milieu des années 1970, le boom économique d’après-guerre a commencé à ralentir. En réponse, Le Pen a déplacé sa rhétorique de la nostalgie impériale et de l’anticommunisme vers un nouveau thème : l’immigration. « Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrants de trop », est devenu l’un de ses nouveaux slogans. Le Pen a également affirmé que les étrangers étaient responsables de l’augmentation présumée de la délinquance et de la criminalité. Sa percée politique intervient lors des élections municipales de 1983, lorsqu’un candidat FN est élu dans la commune de Dreux, près de Paris. Aux élections européennes de l’année suivante, le FN obtient 11 % des voix. Du coup, Le Pen était devenue une figure nationale. Invité pour la première fois à s’exprimer à la télévision, il s’est montré aussi efficace sur le petit écran qu’en public : son éloquence truculente contrastait de manière rafraîchissante avec les performances plus douces de la plupart des hommes politiques. Le FN reçut un nouvel élan en 1986, lorsque le président socialiste François Mitterrand, anticipant une probable défaite aux prochaines élections législatives, décida d’introduire la représentation proportionnelle afin de diviser le vote de droite. Lors de ces élections, le FN a obtenu 35 sièges. Le Pen est revenue au Parlement pour la première fois depuis 1962.
Il cherche désormais à se donner une stature internationale. Il a été photographié en train de rencontrer Ronald Reagan en 1987, puis de rendre visite à Saddam Hussein en Irak en 1990. Il a également noué des liens avec Sung Myung Moon, le leader coréen d’une secte anticommuniste, qui a financé ses campagnes. La propagande du FN a également mis en avant la famille Le Pen, présentant le père breton avec son épouse Pierrette et leurs trois filles blondes aux yeux bleus. Cette image de famille idéale s’effondre cependant lorsque le mariage se rompt et que Pierrette pose pour Playboy afin d’embarrasser son mari. Les enfants prirent le parti de leur père et Le Pen se remaria en 1991.
À partir du milieu des années 1980, la montée du FN semble inexorable. Lors de l’élection présidentielle de 1988, Le Pen a obtenu 14,4 % des voix, se classant quatrième au premier tour. En 1995, il augmente légèrement son score, restant en quatrième position. Lors des élections municipales de 1995, son parti remporte pour la première fois le contrôle de quatre mairies, dont celle de Toulon. Mais même si Le Pen était désormais une figure familière de la politique française, il n’était pas entièrement apprivoisé. En 1987, lors du procès de Klaus Barbie, Le Pen remettait en cause l’existence des chambres à gaz nazies. Alors que le « Boucher de Lyon » était jugé, Le Pen a qualifié la Shoah de « détail » de l’Histoire. L’année suivante, il fait une plaisanterie de mauvais goût sur les chambres à gaz. Ces opinions exprimaient certes les convictions antisémites de Le Pen, mais elles constituaient également des provocations calculées, destinées à maintenir son nom dans l’actualité. Il n’est donc pas surprenant qu’une émission télévisée satirique populaire le décrive comme un vampire.
Certains au Front national ont commencé à se demander si Le Pen était vraiment sérieux dans sa quête du pouvoir politique ou s’il se contentait de rester un provocateur éternel. Bruno Mégret, l’un des députés de Le Pen, a plaidé pour une alliance avec le centre-droit, au prix d’un assouplissement de certaines de ses positions les plus extrêmes. Mégret n’était pas un modéré – c’est lui qui a introduit l’islamophobie dans le discours du FN – mais Le Pen considérait toute contestation de son autorité comme une menace. En excluant Mégret du parti en 1998, il déclarait : « Je tue Brutus avant que Brutus ne me tue. » Mégret a emporté avec lui la majeure partie de l’infrastructure administrative du FN, et beaucoup pensaient que la carrière politique de Le Pen était terminée. Cependant, l’élection présidentielle surprise de 2002 a changé la donne lorsque, à la stupéfaction générale, Le Pen a battu le candidat socialiste et s’est qualifiée pour le second tour.
Ce résultat inattendu est en partie dû à la division du vote de gauche au premier tour. Mais elle révèle également que Le Pen attire désormais de nombreux électeurs de la classe ouvrière, d’anciens gauchistes qui estiment que les socialistes ne les représentent plus. En fin de compte, bien sûr, le choc provoqué par la percée de Le Pen a poussé les hommes politiques traditionnels à s’unir pour défendre la démocratie. Au deuxième tour, Le Pen a été écrasé, améliorant à peine son score du premier tour.
Ce qui semblait être une hausse inexorable a été partiellement stoppé lors de l’élection présidentielle suivante, en 2007, où le score de Le Pen est tombé à 10 % et s’est retrouvé à la quatrième place dès le premier tour. Cependant, ce déclin est dû en grande partie à la stratégie de Nicolas Sarkozy, candidat victorieux de la droite, qui s’est introduit sans vergogne sur le territoire de Le Pen, empruntant les thèmes du FN sur l’identité nationale menacée. Ce qui semblait être un revers pour Le Pen était en réalité une victoire idéologique. Comme il l’a toujours dit, à long terme, les électeurs choisiront toujours « l’original plutôt que la copie ». Et cette prédiction s’est avérée prémonitoire.
Sarkozy a gagné en 2007 en grande partie grâce à son image de jeunesse et de dynamisme, tandis que Le Pen, juste avant son quatre-vingtième anniversaire, apparaissait comme une figure du passé. Même lui s’en rendait compte et il savait qu’il était temps de passer le flambeau. En 2011, sa fille Marine lui succède à la tête du parti, tandis que Jean-Marie reste président d’honneur du FN. Même si elle n’adhère pas totalement aux valeurs fondamentales du parti, Marine Le Pen s’est rapidement mise à « détoxifier » la marque FN, abandonnant les références antisémites et pro-Vichy qui rebutaient une partie de l’électorat. Sa stratégie semble payante : aux élections de 2012, elle obtient 18 %, un score supérieur à tout ce que son père avait obtenu. Mais l’incorrigible Jean-Marie, peut-être jaloux du succès de sa fille, refuse de respecter les nouvelles règles. En 2015, il donne une interview où il défend Philippe Pétain. En réponse, Marine Le Pen l’a expulsé du parti. Ce parricide politique marque la fin de la carrière politique de Jean-Marie Le Pen.
Cependant, le vieux vétéran a quand même réussi à faire parler de lui en publiant deux volumes de mémoires. Le premier, publié en 2018, a été un best-seller instantané. Sa publication, juste avant le congrès du Front National, a été intelligemment programmée pour embarrasser au maximum sa fille. Ces mémoires réglèrent bien des comptes anciens et rendirent un verdict définitif sur Charles de Gaulle. “Un faux grand homme dont le destin était d’aider la France à devenir petite”, dit Le Pen au moment même où Marine tentait de réhabiliter le général en héros national. Ironiquement, ces provocations ont fini par servir la campagne de Marine, l’aidant à se présenter sous un jour plus modéré – même s’il n’y a aucune raison de penser que cela faisait partie de son plan.
Au cours d’une carrière étonnamment longue – à sa mort il était le dernier parlementaire survivant de la Quatrième République – Jean-Marie Le Pen a contribué à transformer le paysage politique français. Il a été un précurseur du nationalisme populiste et raciste qui fait aujourd’hui partie intégrante de la politique démocratique. Éloquent et brutal, charmant et voyou, il incarnait une longue tradition politique française d’extrême droite. Le pétainisme des années 1940 en était une incarnation, mais Le Pen avait le talent d’adapter cet héritage aux nouvelles réalités des années 1970 et au-delà. L’homme est peut-être mort, mais le « lepénisme » continue de polluer le sang de la politique de son pays.
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