C’est le thermomètre de la démocratie. Nous avons la chance d’avoir droit à l’humour et d’avoir une justice qui fait son travail.
Je ne connais que deux états dans lesquels j’ai été incapable d’humour : la dépression et la déception amoureuse. Là, rien de drôle, aucune ironie, pas la moindre trace d’autodérision. Pour le reste, pas de tabou. Je peux rire de tout, et je pourrais probablement établir une hiérarchie du plus risible au moins hilarant.
Certaines blagues me semblent être un échec, certaines blagues me font me mettre en quatre, et la plupart du temps je souris. J’aimerais que les choses restent ainsi, qu’on n’assassine personne pour un dessin, qu’on ne censure pas les jeux de mots, qu’on ne s’offusque pas d’une blague qui, mal interprétée, pourrait faire mal.
Je n’ai pas d’avis très original sur ce sujet, mais une conviction forte : l’humour est le thermomètre de la démocratie. Celle qu’on place sous la langue, ou ailleurs, si on a un peu plus d’humour terre-à-terre.
Voici la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme : « La liberté d’expression s’applique non seulement aux informations ou aux idées reçues avec ferveur ou considérées comme inoffensives, mais aussi à celles qui offensent, choquent ou inquiètent l’État ou une partie quelconque de la population. C’est ce qu’exigent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’y a pas de société démocratique. »
Pourtant, à en croire certains, il ne faudrait plus faire de mal à personne. Nous devrions soutenir la violence financière, l’incompétence managériale, les décisions politiques injustes, les fatwas et les génocides… sans en rire. Et plus de blagues parce que tu es gros, chauve, unijambiste ou blond. Il ne faut pas se moquer des puissants et ne jamais manquer de respect à un groupe qui vénère un ami imaginaire.
Nous devons protéger les minorités de l’ironie, de la dérision et de la caricature. Ne pourrions-nous rien dire de plus ? Pourtant oui, car nous avons la chance d’avoir un droit à l’humour, une jurisprudence, une justice qui fait son travail. Elle distinguera le bon mot de l’insulte, la caricature de la diffamation, la parodie du plagiat. Avec ses outils, la justice différencie le harceleur du farceur, l’antisémite du comédien. Elle condamne les premiers et protège les derniers.
En droit, l’humour doit respecter deux conditions. D’abord, le ton juste : volontairement outrancier, sarcastique, il révèle un caractère fantaisiste, sans prétention au sérieux. Ensuite, la qualité de comédien doit être désignée et annoncée comme telle. L’humour est clairement émis par un farceur qui utilise un ton approprié : c’est le contrat.
En cas d’ambiguïté, le contrat est rompu. Si nous n’acceptons pas ces règles, il y a un danger pour la démocratie. Le juge, à son siège, doit jauger l’intention de l’humoriste. Alors qu’on jauge la plaisanterie de l’oncle ivre à la fin d’un repas de famille : celui qu’on pourrait prendre pour un gros cochon raciste n’est-il pas celui qui sauve la démocratie ? C’est la question.
L’humour n’a jamais été aussi présent. C’est la censure réactionnaire et la « gorafisation du monde » qui la menacent.
Denis Saint-Amand
Chercheur diplômé du Fonds de la Recherche Scientifique (FNRS), professeur à l’Université de Namur
Je ne suis pas convaincu que l’humour soit réellement menacé. En réalité, elle n’a jamais été aussi omniprésente, notamment dans l’espace médiatique (les journaux télévisés et même les émissions de sport ont désormais leur(s) comédien(s) de garde, quand ils ne parlent pas au second degré). Encore faut-il s’entendre sur sa définition : Alain Vaillant, l’un des meilleurs spécialistes de la culture comique, rappelle que le rire est un désengagement cognitif, un réflexe incontrôlé qui nous relie à notre condition animale ; l’humour est ce que les humains ont inventé pour domestiquer le rire et tenter de le rendre intelligent.
Charlie Hebdo a toujours réfuté cette intelligence du rire : il est l’héritier de Hara-kiri qui a été défini comme « stupide et méchant ». Après l’attaque répugnante dont la rédaction a été victime, nous avons pu lui faire avaliser une série de valeurs et de fonctions républicaines qui ne la définissent en rien.
On a aussi souvent répété que le terrorisme islamiste trouvait un allié dans une forme de puritanisme – c’est le fameux “On ne peut plus rien dire” ; Cependant, cette affirmation est fausse. Au contraire, l’espace des possibles n’a jamais été aussi ouvert à la transgression des tabous : on ne compte plus les spectacles de stand-up relayant des blagues sur l’inceste ou la pédophilie, censées provocatrices mais devenant aussi banales que peu subversives.
Aujourd’hui, la démocratisation de la parole publique s’accompagne d’un développement de la critique : elle peut être inconfortable, car elle s’inscrit dans une ère d’évaluation où chacun s’autorise à juger l’autre, mais elle a au moins le mérite de permettre des débats sur la effets du rire et des communautés interprétatives qu’il implique.
Récemment, après avoir tenu des propos insultants à l’égard de l’historienne Ludivine Bantigny, l’écrivain François Bégaudeau a cru bon de jouer la carte de l’humour rougeaud. Le problème est qu’il feignait de ne pas prendre en compte la situation d’énonciation : prononcée par un auteur bénéficiant d’une certaine visibilité, sa diatribe ne rentrait pas dans un cadre comique et ne produisait rien d’autre que de la violence gratuite. Le rire n’est pas seulement un outil libérateur ; cela peut aussi être un instrument de domination.
S’il existe néanmoins aujourd’hui une menace pour l’humour, outre une évidente censure réactionnaire (pensez à ce qui s’est passé à France Inter), elle réside dans ce que Frédéric Lordon appelait le « gorafisation du monde » : face à l’absurdité parfaite de certaines situations, est-il encore possible de recourir à l’humour ?
On a pu s’amuser des similitudes entre OSS 117 et le président en exercice, mais lorsque ce dernier se permet d’insulter les Mahorais qui ont tout perdu, ne va-t-il pas bien au-delà du personnage de fiction, produisant une nouvelle caricature de lui-même à peine inviter au rire ?
Pour aller plus loin : « Rire dans un régime contemporain », par Denis Saint Amand et Alain Vaillant dans le magazine Fixxion.
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120 ans plus tard, cela n’a pas changé.
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