l’essentiel
Il y a cent ans, le 23 novembre 1924, les cendres de Jean Jaurès étaient transférées au Panthéon lors d’une cérémonie grandiose, à la mesure de la place qu’occupent le professeur de philosophie, le socialiste, le député, la tribune, l’humaniste. Hier à Toulouse, une soirée hommage était organisée en l’honneur de celui qui fut aussi un enfant d’Occitanie.
A chaque cérémonie de panthéonisation de personnalités – les résistants Pierre Brossolette, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay en 2015, Simone et Antoine Veil en 2018, Maurice Genevoix en 2020, Joséphine Baker l’année suivante, Mélinée et Missak Manouchian cette année – on est toujours submergé d’émotion quand les cercueils remontent la rue Soufflot vers ce temple républicain dédié aux Grands Hommes – et aux Grandes Femmes. Ce cérémonial semble parachever le destin de ceux que l’on honore et entre aussi, parfois, pour lui-même dans l’Histoire de France. Ce fut le cas de Jean Moulin, dont la cérémonie du 19 décembre 1964 reste marquée par la péroration d’André Malraux pour le chef de la Résistance. Ce fut aussi le cas de Jean Jaurès quarante ans plus tôt. Nous célébrons aujourd’hui le centenaire de cette panthéonisation dont il est difficile d’imaginer l’ampleur.
Différences avec les communistes
Les photos de l’événement, du 23 novembre 1924, sont rares, mais la cérémonie, qui dépasse ce qu’on peut imaginer, a été soigneusement rapportée dans la presse et évidemment par La Dépêche dans laquelle Jaurès a signé tant d’articles et d’éditoriaux.
Si la panthéonisation du député tarnais – un apôtre de la paix qui tenta d’empêcher le déclenchement de la Première Guerre mondiale jusqu’au prix de sa vie le 31 juillet 1914 – paraît aujourd’hui évidente, elle donne néanmoins lieu à l’époque à de vives polémiques. . En 1924, le Cartel de gauche au pouvoir voit dans le dixième anniversaire de la mort du tribun l’occasion de s’offrir un symbole en le faisant entrer au Panthéon. Peu importe que Jaurès ait un jour fait part à Aristide Briand de son souhait d’être enterré dans « un de nos petits cimetières de campagne ensoleillés et fleuris », plutôt que dans un caveau sinistre du Panthéon, la décision est prise… et divise la gauche. Les communistes sont furieux et crient au rétablissement. Dans L’Humanité du 23 novembre, Paul Vaillant-Couturier écrit un article cinglant dénonçant « le deuxième assassinat de Jaurès ». « Jaurès, tombé au service d’un prolétariat qui voulait la paix, n’appartient pas plus à M. Renaudel qu’à Herriot. Par sa légende et par sa mort, c’est à la Révolution qu’il appartient », écrit-il en interpellant les mineurs de Carmaux et d’Albi qui devaient porter le cercueil.
La Dépêche du 24 novembre raconte comment les communistes, décidés à suivre un itinéraire alternatif à celui du cortège officiel, ont distribué des tracts dans les quartiers populaires de Paris et les communautés populaires de banlieue pour marteler que « les partisans du Le Bloc de Gauche ne pourra qu’outrager la mémoire de Jaurès. » L’autre fausse note vient des royalistes qui avaient multiplié les affiches hostiles.
L’émotion des mineurs de Carmaux
Qu’importe, là aussi, face à une cérémonie attendue, surtout par les mineurs. « En arrivant à la Chambre, nous avons rencontré des mineurs de Carmaux. Nous discutons avec l’un d’eux», écrit La Dépêche, la veillée funèbre ayant lieu à l’Assemblée nationale. “Je n’oublierai jamais ce jour”, nous a-t-il dit. Si vous saviez à quel point nous sommes fiers de porter les cendres de Jaurès. — Vous le connaissiez ? — Tous ceux qui sont ici le connaissaient et l’aimaient. Il venait souvent nous voir à la mine. Et l’homme prononce alors gravement ces mots, dans le beau dialecte des terres du sud : Ero n’est pas un défenseur pour nous opprimés, mais est un ami. C’est ainsi que nous parlait le mineur de Carmaux. C’est lui qui a exprimé les sentiments de la foule immense… »
« Ceux qui ont pu suivre du début à la fin les différentes phases de cette cérémonie pathétique, simple et grandiose en garderont un souvenir indélébile. L’hommage que les Parisiens viennent de rendre à Jaurès a en effet dépassé tout ce que l’on pouvait imaginer », écrit Jacques Bonhomme dans La Dépêche.
« La veillée d’abord, toute en méditation et contenue en émotion. Lorsque le cercueil, drapé de noir et de pourpre, est saisi par ses neuf porteurs, seuls des amis du premier degré et des personnalités officielles sont là pour le recevoir en quelque sorte des mains des mineurs de Carmaux que Jaurès aimait tant et qui , jusqu’au bout, montera une garde fidèle, presque féroce, autour de sa dépouille. On ne l’abandonne pas encore à la foule et à l’immortalité qui est désormais sa destinée ; c’est une cérémonie familiale. Mais les Parisiens l’attendent là, sur le quai voisin. Lorsque le cercueil apparaît, avec sa magnifique escorte de fleurs, une immense acclamation retentit : « Vive Jaurès ! » Celui-là même qui salua son cadavre un soir où il fut assassiné. C’est l’affirmation solennelle qu’un tel homme ne peut pas mourir, puisqu’il vivra pour toujours dans le cœur des hommes. »
« Vive Jaurès, vive la paix, vive Herriot »
Après la veillée au Palais Bourbon, le cercueil entame son voyage vers le Panthéon, dont la coupole disparaît dans la brume, en passant par une foule immense composée de socialistes, radicaux et républicains, qui salue le cortège avec « Vive Jaurès, vive la paix, vive Herriot.
« Nous voici devant le catafalque du Panthéon éclairé par des flambeaux de bronze et où ressort en lettres d’or le nom du défunt. Au dehors, la foule se tait, contemplant la statue du tribun qui semble lui adresser une harangue suprême. […] La cérémonie est terminée. Jaurès dormira son dernier sommeil, dans le Temple de la Gloire, à côté de cette Ecole Normale où se sont façonnés son cerveau et son cœur, au centre de la Ville Lumière dont son génie reste l’un des flambeaux. »