« Bonimenteur », “mythomaniac”, « Prix du plagiat »… C’est ainsi que l’émission « Hebdo show Algérie », diffusée par la chaîne publique algérienne Al24, a décrit le roman Houris et son auteur, Kamel Daoud, samedi 16 novembre. Le même jour, le Salon international du livre d’Alger (SILA) fermait ses portes sans avoir accueilli aucun des livres du lauréat du tout récent prix Goncourt.
Moins de deux semaines après la première remise du prestigieux prix à un écrivain algérien, l’absence était notable dans ce lieu qui assure le rayonnement international de la vie culturelle algérienne.
Dépôt de deux plaintes contre Kamel Daoud
Ce vide contraste avec la place occupée par le roman Houris dans les débats à Alger, a été décuplée mercredi 20 novembre avec l’annonce du dépôt de deux plaintes contre Kamel Daoud. L’une vient d’un survivant d’un massacre pendant la guerre civile : Saâda Arbane, 31 ans et survivant d’une tentative d’égorgement comme le narrateur de Houris, accuse l’écrivain d’avoir révélé son histoire sans son consentement.
Par l’intermédiaire de son avocate, Fatima Benbraham, lors d’une conférence de presse très suivie, jeudi 21 novembre, dans un palais d’Alger, elle a précisé qu’elle reconnaissait des éléments de sa vie dans le roman sacré : son salon. coiffure à Oran, ses tatouages, sa canule, qui serait «le seul en Algérie»ou encore sa relation avec sa mère adoptive ou son envie d’avorter. Saâda Arbane raconte avoir confié toutes ces informations en 2015 à sa psychiatre, devenue depuis l’épouse de Kamel Daoud.
L’autre plainte émane de l’Organisation nationale des victimes du terrorisme. Déposée, comme la première, par Fatima Benbraham, elle invoque « la diffamation des victimes du terrorisme » ainsi qu’un « violation de la loi sur la réconciliation nationale ». Une référence à la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale », adoptée en 2005 pour mettre fin à la Décennie noire, ces années sanglantes d’affrontements entre islamistes et gouvernement qui ont fait entre 150 000 et 200 000 morts et des milliers de disparus. entre 1992 et 2002.
Ce texte permettait à des milliers de terroristes islamistes de déposer les armes en échange d’une « intégration » dans la société. « Les victimes du terrorisme ont accepté de ne pas poursuivre ces personnes, l’essentiel étant le retour à la stabilité dans le pays »a rappelé Fatima Benbraham.
En cause, la mémoire de la décennie noire
La France, dont il possède également la nationalité, applaudit Kamel Daoud depuis son Goncourt. Mais en Algérie, il a commencé à faire l’objet d’une violente polémique, frisant parfois le lynchage, avant même l’annonce des deux plaintes – déposées lors de la sortie du roman fin août, mais désormais révélées. pour qu’il ne soit pas dit que nous voulions perturber la nomination de l’auteur pour le prix »dit l’avocat. Dès octobre, les organisateurs du Salon du livre avaient informé son éditeur, Gallimard, qu’il n’y était pas le bienvenu.
Kamel Daoud embarrasse à tout le moins le régime algérien, notamment pour son traitement de la décennie noire en Houris. « La décennie noire est la séquence sur laquelle il n’existe pas encore de récit historique ni même d’analyse suffisamment audible pour tout le monde, décrypte l’historienne spécialiste du Maghreb Karima Dirèche. Le seul récit autorisé aujourd’hui est celui de l’État, qui se résume à l’expression de « tragédie nationale »une manière de présenter une fatalité sans contextualiser, ni partager ni séparer les responsabilités. »
En faisant parler une victime, Kamel Daoud viole un article de la Charte passible d’emprisonnement « toute personne qui, par ses déclarations, ses écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale ». L’écrivain ne peut l’ignorer, le citant en préambule de son roman… Mais d’autres auteurs, ces dernières années, ont également écrit des récits relatifs à l’époque, publiés et diffusés sans obstacle en Algérie.
«Le problème de Kamel Daoud, c’est plutôt son approche frontale et la promotion très agressive autour de son roman, présenté comme celui d’un chroniqueur dissident, témoigne un éditeur algérien sous couvert d’anonymat. De quoi rendre fou le régime. » Un régime dont “personne n’ignore la nature”, a rappelé Gallimard en dénonçant, lundi 18 novembre, le « de violentes campagnes diffamatoires orchestrées (à l’encontre de l’écrivain) par certains médias proches de lui ».
Une polémique qui empêche tout débat littéraire
Kamel Daoud peut aussi irriter une partie de la société. « Il est aussi apprécié que détesté, poursuit l’historienne Karima Dirèche. Beaucoup lui en veulent de ne pas avoir rejoint le Hirak (soulèvement des jeunes entre 2019 et 2021, ndlr), qui a pourtant montré une autre Algérie. On lui reproche également de ne pas condamner assez fermement la guerre à Gaza. Les Algériens comprennent ses positions comme un discours pour plaire à la France. Mais rien, bien entendu, ne justifie les violences dont il est victime. » Demandé par La CroixKamel Daoud n’a pas répondu à notre demande.
L’accusation dont il fait l’objet étouffe toute possibilité d’un débat proprement littéraire autour de Houris. “Ce livre est un choc esthétique, et personne n’en parle”regrette un éditeur à Alger. Cela prive également l’Algérie de l’opportunité de catharsis offerte par le roman, comme le regrette l’historienne Karima Dirèche : « Il était temps d’aborder ce traumatisme collectif majeur et c’est un fiasco politique et médiatique consternant. »
Faut-il y voir un lien avec ce qui est devenu « l’affaire Daoud » ? Jeudi 21 novembre, plusieurs sources ont confirmé n’avoir reçu aucune nouvelle de l’auteur algérien Boualem Sansal, également publié chez Gallimard, depuis son arrivée samedi 16 novembre à Alger.