Quel est votre rôle chez Météo Suisse?
Je travaille chez Météo Suisse depuis plus de dix ans. J’ai d’abord travaillé comme météorologue, puis je me suis orienté vers la recherche et le développement. Aujourd’hui, je dirige une équipe composée de data scientists et de développeurs. Nous nous concentrons principalement sur la production automatisée de données et de prévisions, telles que celles affichées dans l’application Météo Suisse. Ces données sont spécifiquement optimisées pour l’application et adaptées localement.
Quelle est l’importance de l’intelligence artificielle chez Météo Suisse? Et qu’est-ce qui vous passionne particulièrement dans ce projet ?
Le potentiel de l’IA et de l’apprentissage automatique est énorme et nous nous engageons à l’exploiter. Nous utilisons déjà certains outils. Par exemple, les prévisions locales de vent dans l’application mobile sont créées à l’aide de l’apprentissage automatique et de réseaux neuronaux. En général, nous analysons systématiquement quelles prédictions peuvent être améliorées par l’IA. Nous avons une équipe dédiée pour promouvoir l’IA. Il coordonne les activités dans ce domaine et nous met en relation avec des développeurs européens et mondiaux.
En mai 2024, Météo Suisse a présenté ICON, un nouveau modèle météorologique soutenu par le supercalculateur « Alpes ». De quoi s’agit-il ?
ICON (Icosahedral non-hydrostatic model framework) est un modèle de prévision météorologique numérique de nouvelle génération et remplace le précédent modèle COSMO (Consortium for Small-scale Modeling). Ces modèles calculent l’état futur de l’atmosphère en Suisse sur la base d’un état initial. Ils utilisent des données d’observation – comme la température, la pression ou le vent – ainsi que des informations des régions voisines fournies par le modèle européen ECMWF (Centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme).
Qu’est-ce qui différencie ICON du modèle précédent ?
De nombreux aspects ont été améliorés, notamment la représentation physique, pour permettre des prédictions plus fiables et détaillées. ICON utilise également une grille différente – des triangles au lieu de carrés – ce qui permet une meilleure représentation du terrain. Selon nos comparaisons, ICON COSMO est supérieur dans presque tous les paramètres météorologiques.
ICON utilise-t-il l’intelligence artificielle ?
Non, ICON n’utilise pas l’apprentissage automatique. Il s’agit d’un modèle explicable basé sur des lois physiques et, dans une moindre mesure, sur des statistiques. Cependant, nous aimerions essayer de recréer ICON en utilisant l’apprentissage automatique. Un tel émulateur nécessiterait beaucoup moins de ressources et serait donc nettement plus rapide. Avec les mêmes capacités informatiques, nous pourrions exécuter le modèle toutes les heures, voire toutes les demi-heures, ou exécuter plusieurs simulations simultanément pour produire des prédictions plus précises.
Avez-vous d’autres projets dans le domaine de l’intelligence artificielle ?
Oui, beaucoup. Un projet vise à créer des prévisions hyperlocales. Alors qu’ICON prédit uniquement la météo pour chaque point de la grille (à l’échelle kilométrique), nous formons un modèle d’apprentissage automatique qui permet des prévisions plus précises pour des emplacements spécifiques. Pour ce faire, nous utilisons les données ICON ainsi que les données mesurées à des endroits précis. Nous utilisons également l’IA pour développer des produits spécialisés, par exemple pour l’hydrologie ou les événements météorologiques extrêmes. Avec mon équipe, nous traitons davantage les prédictions ICON pour les affiner ou les calibrer – un processus connu sous le nom de « post-traitement ».
Dans la liste des projets d’IA du réseau de compétences CNAI pour l’intelligence artificielle, je vois un projet de prévision des impacts des orages. De quoi s’agit-il exactement ?
L’application « Coalition 4 », que nous utilisons actuellement, a pour objectif de prédire les effets des orages – comme la foudre, la grêle, les fortes pluies ou le vent – pour les prochaines heures. L’objectif est d’avertir les gens à temps afin qu’ils puissent prendre les mesures appropriées. Cette application pourrait un jour remplacer le système existant de Météo Suisse, qui émet automatiquement des alertes d’orages à court terme.
Quand et comment décidez-vous d’introduire ou non cette application ?
Nous comparerons le nouveau système avec l’actuel sur une saison entière. La décision dépend des résultats, car les avertissements sont un sujet très sensible. Des prédictions de bonne qualité sont cruciales, d’autant plus que l’apprentissage automatique rend plus difficile la compréhension précise du comportement du système.
Comment choisir entre les modèles prédictifs classiques et les modèles d’apprentissage automatique ?
Les modèles statistiques sont moins complexes à utiliser. Les modèles d’apprentissage automatique dépendent des données et doivent donc être fréquemment recyclés. Par exemple, avec l’introduction d’ICON, nous avons dû recycler tous les modèles d’apprentissage automatique utilisant COSMO. Les modèles physiques ne changent pas et ils ont aussi l’avantage d’être explicables. Être capable d’expliquer aux clients comment se réalisent les prévisions qui les intéressent contribue à leur confiance, et c’est important. C’est pourquoi nous comparons toujours les nouveaux modèles d’apprentissage automatique avec les modèles existants. L’IA fait l’objet d’un énorme battage médiatique et, comme pour tout battage médiatique, il existe un risque qu’elle soit utilisée partout, y compris dans des endroits où elle n’est ni nécessaire ni utile.
Quels sont les défis liés au développement de modèles d’apprentissage automatique ?
On pourrait penser que pour s’entraîner, il suffit de fournir au modèle toutes les données et de lui demander d’apprendre. Cependant, la réalité est complètement différente. Beaucoup de travail doit être consacré à la préparation des données et à la sélection des paramètres d’entrée pour le modèle. Il faut également faire attention à la complexité du modèle : un modèle complexe nécessite beaucoup de données. Lorsqu’il n’y a pas assez de données, il existe un risque de surajustement : le modèle fonctionne très bien sur ses données d’entraînement, mais il généralise mal sur des données qu’il n’a jamais vues auparavant. Et puis il y a l’analyse des paramètres utilisés par le modèle entraîné. Par exemple, si nous remarquons que notre modèle qui prédit les effets des orages n’utilise pas l’imagerie radar pour ses prévisions, nous avons un problème.
Tous ces travaux nécessitent des data scientists compétents dans le domaine de la météorologie…
En fait, ce travail avec les données et le développement de bons modèles nécessitent une bonne compréhension de la physique. Si vous ne comprenez pas qu’il y a du vent ici et des précipitations là-bas, cela ne fonctionne pas.
Vos projets ML sont-ils devenus plus dynamiques avec le lancement du supercalculateur Alps ?
Nous n’avons pas attendu Alps pour faire du machine learning, mais la puissance de cette plateforme nous permet d’entreprendre des projets bien plus ambitieux. Météo Suisse a d’ailleurs participé à la définition des exigences relatives à la conception de la machine. De plus, le fait qu’on ait ce genre d’infrastructure en Suisse développe une communauté internationale et on peut échanger davantage avec des chercheurs qui travaillent sur des choses similaires.
Quels outils vos équipes de science des données utilisent-elles ?
L’apprentissage automatique nécessite un écosystème d’outils plus large que les méthodes statistiques classiques. Nous construisons une plateforme MLOps basée en partie sur Alps et en partie sur AWS (Amazon Web Services). De nombreux efforts sont consacrés à cette infrastructure, car l’algorithme lui-même ne représente souvent qu’une petite partie par rapport aux processus environnants. L’automatisation est cruciale pour travailler efficacement. Heureusement, il existe déjà de nombreuses solutions dans ce domaine.
Vous pouvez également lire ici pourquoi le manque de spécifications freine la migration vers le cloud de Météo Suisse.