Dans les années 1980, La Table Ronde publie une série de portraits d’hommes politiques populaires. Signés par des journalistes, ils portaient tous le même titre faussement mystérieux. Un inconnu nommé Chirac, A stranger named Chevènementet ainsi de suite. Assis dans un bistrot, un vieil ami de Marine Le Pen évoque spontanément ces œuvres lorsqu’on l’interroge sur celle de Jordan Bardella.
«Ils étaient des objets de vulgarisation, destinés à assurer la promotion d’un tel, se souvient cet élu qui, comme la quasi-totalité des membres du Rassemblement national, n’avait pas accès à la prose de son chef avant publication. Là, ça va être pareil, on ne va rien apprendre. Ceci est un non-événement. L’événement, c’est qu’un homme de 29 ans publie ses Mémoires… »
Le RN lance son plan « bis » à Matignon
Pour le président du RN, cela suffit. Après des mois de rumeurs et de tumulte dans le monde de l’édition, 100 000 exemplaires de son premier livre, intitulé Ce que je recherche et estampillés Fayard, ont été exposés hier dans les librairies, les gares, les aéroports et les grandes surfaces à travers tout le pays. Les badauds auront du mal à l’ignorer : le format est imposant, les 324 pages sont épaisses, la couverture satinée présente un Jordan Bardella en noir et blanc, tandis que la quatrième le montre dos à l’Acropole, smartphone vissé à l’oreille.
Dans sa conclusion, l’eurodéputé précise avoir choisi cette image « parce que cette colline est belle et grande, et que tous les lieux fondateurs de la Grèce nous rappelleront sans cesse les origines de notre démocratie. » L’allusion napoléonienne du titre n’en est pas moins transparente, puisque la citation complète de l’Empereur d’où sont issus ces quatre mots apparaît dans l’incipit.
Petite remise en question
La finesse n’est pas l’objectif du leader de l’extrême droite. Est-ce qu’elle l’est déjà ? L’homme est avant tout un communicant qui a bien compris son époque. Pas besoin d’être original ou sagace, l’événement s’impose. Catalogue de réflexions annoncé dès l’été 2022, Ce que je recherche vise avant tout à remettre son auteur au centre du jeu, sous les projecteurs médiatiques après un été post-législatif plutôt discret. « Il a fait une série de grèves et tout d’un coup, lors des dernières élections, il n’a plus fait de grève. note en privé Marion Maréchal, revenue dans le giron du RN après les élections européennes. A l’époque, c’était dur, il était en état de questionnement. »
Pas besoin d’en faire trop. S’il constate que “des craintes demeurent” en matière de frontisme, Jordan Bardella estime que Matignon lui a échappé à cause de “mauvaise foi” de ses adversaires; de la « Sainte Inquisition des Médias » lancé contre Sébastien Chenu après son ” erreur ” sur les doubles nationalités ; de la « candidats dangereux » qui ont tenu des propos à caractère raciste ou antisémite ; ou encore l’opposition d’une poignée de députés RN à l’inscription du droit à l’avortement dans la Constitution. Il n’est jamais question d’impréparation ou d’amateurisme. “Pas un seul des ministres que nous avons vus lors des élections législatives ne m’a dit depuis : ‘Bardella, nous n’en voulons pas'”, rassure un conseiller du presque trentenaire.
Reste que ce dernier a choisi de mettre en scène ce vrai-faux mea culpa. Sans doute considère-t-il que cela est suffisant pour ses (électeurs). La première partie de l’ouvrage, consacrée à la longue séquence électorale de 2024, a été achevée pendant les vacances d’été. Il fallait d’abord régler la crise avec Lise Boëll. Rédacteur historique d’Éric Zemmour et Philippe de Villiers, le nouveau patron de Fayard avait tenté, au printemps, de convaincre Jordan Bardella d’évoquer ses relations hétérosexuelles… afin de démentir les rumeurs d’homosexualité le concernant. Dès lors, il n’a plus envie de travailler avec celle dont il n’apprécie guère le personnage. Le projet atterrit donc entre les mains de l’écrivain Nicolas Diat, pilier de la filiale Hachette Livre, proche des milieux catholiques conservateurs et homme de confiance de Vincent Bolloré.
Sébastien Chenu and Jean-Philippe Tanguy, Le Pen’s regents
Avec l’aide de ses conseils (et de quelques fidèles comme Pierre-Romain Thionnet), le Francilien a multiplié les séances d’écriture de juillet à octobre. Elles ont eu lieu dans des cafés discrets à Paris mais aussi à Strasbourg, pour que l’élu puisse se rendre au Parlement européen. Et surtout assurer une date de publication à l’automne et non après les fêtes de fin d’année, comme certains ont pu l’anticiper. Très peu consultés, à l’exception de proches comme Kévin Pfeffer ou Alexandre Loubet, les députés RN se sont contentés d’attendre.
“Nous n’avons rien à dire sur le livre pour vous défendre”, » dit un jour Jean-Philippe Tanguy à Jordan Bardella, qui répondit simplement : « On peut dire que je vais être publié chez Fayard et que la gauche veut me censurer. » Par “la gauche”il faut entendre les syndicats ferroviaires avoir exprimé leur refus de voir une campagne publicitaire en sa faveur déployée dans les gares SNCF.
Parlez avant tout à droite
Frustrés par ces éléments de langage galvaudés, les pontes du groupe RN à l’Assemblée nationale notent cependant que le calendrier arrange Marine Le Pen. “C’est une très bonne nouvelle, l’un d’eux se réjouit, ça permet de moins parler de son procès [des assistants parlementaires européens du Front national] mais aussi le budget. » Décrit comme un « rock star »l’élu du Pas-de-Calais – à qui Jordan Bardella doit son ascension fulgurante – a droit aux morceaux les plus sirupeux de l’ouvrage. « Son magnétisme ne laisse personne indifférent lorsqu’elle entre dans une pièce. Marine Le Pen rayonne, pouvons-nous lire. Le temps semble s’arrêter, les gens se figent, les conversations s’arrêtent, les regards convergent vers elle. »
Tout en martelant cette fidélité, le natif de Seine-Saint-Denis tente d’esquisser sa propre ligne, patchwork de stigmates suburbains, d’influences idéologiques, de références télévisuelles et de culture numérique. Rien dont il n’ait discuté plus ou moins publiquement par le passé. Ça va de Charles de Gaulle au spectacle Zemmour et Naulleau en passant par Les territoires perdus de la Républiqueles archives de l’Ina et les lectures communes de la jeunesse nationaliste qui s’est réveillée, avec lui, dans les années 2010. Michel Houellebecq, le philosophe antilibéral Jean-Claude Michéa, le journaliste identitaire Laurent Obertone ou “le théoricien du grand remplaçant Renaud Camus pour les plus fougueux”» euphémise Jordan Bardella.
Si le « marinisme » est sa matrice, il parle avant tout à sa droite, consacrant de nombreuses pages à la sécurité, à l’identité, à l’immigration. “débridé” et “anarchique”, fustigeant le « désassimilation » au travail selon lui dans le pays. « A la croisée des chemins, la France n’a jamais cessé […] dire son dernier mot”, il clôt un chapitre, combinant ainsi deux allusions zemmouristes dans une courte phrase. La gauche et les journalistes font, à l’inverse, l’objet de ses propos les plus durs – et les moins rigoureux. Accusant LFI de reproduire le « Des codes de l’islamisme pour séduire une partie des banlieues »Jordan Bardella fustige plus généralement la gauche et ses « un égalitarisme frelaté », « l’idéologie réveillée […] érigée en contre-religion » et exprimé, écrit-il, à travers le “activisme” attitude antichrétienne à l’égard de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques en juillet.
Sébastien Chenu and Jean-Philippe Tanguy, Le Pen’s regents
Un discours réactionnaire que Marion Maréchal ne renierait pas mais qui n’est pas celui de Marine Le Pen, qui s’en est tenue à regretter « éléments de provocation un peu lourds » dans les colonnes de Dimanche à la Tribune. Son poulain sait à quel électorat il s’adresse. Maintenant, celui-ci adore frapper sur le « Parisianisme médiatique »y compris lorsque Jordan Bardella cible spécifiquement ses collègues de Libération avec une bonne dose d’acrimonie et d’esprit de revanche.
Est-ce que tout cela fait un best-seller ? C’est l’objectif de Vincent Bolloré, qui mettra sa sphère médiatique – CNews, Europe 1, Le journal du dimanche – sur le pied de guerre pour couvrir au maximum les travaux avant Noël. La couverture a été imprimée à 155 000 exemplaires (y compris les livres déjà en magasin) pour d’éventuelles réimpressions. Au-delà de ce projet politique et commercial, l’auteur en dit-il davantage sur ce qui le motive ?
“C’est quelqu’un qui prend peu de risques” admet la connaissance. Par nature, par tactique ou, c’est possible, par manque de choses à ajouter, Jordan Bardella ne s’écarte pas de son storytelling habituel, très maîtrisé. « Pour être présidentiel, il faut avoir sorti son livre de 300 pages, résume un proche de Marine Le Pen. Personne ne se soucie du contenu. Cela n’aura plus d’importance si Marine est condamnée à l’inéligibilité. Bardella monte, et c’est très bien pour lui, car il n’a pas le nom de Le Pen. » Peut-être que dans les années 2020, rester inconnu suffira.