Il y a quatre ans, Yannick Bestaven a renoncé à acheter une nouvelle voile pour garder un budget « préparation mentale ». Il s’en félicite tout au long de son Vendée Globe victorieux et agité par de nombreux bouleversements moraux. Éric Blondeau est toujours à ses côtés, et le préparateur mental des sportifs, des dirigeants, des forces spéciales comme le GIGN, enfile ces derniers jours son athlète dans les habits du solitaire qu’il sera pendant environ deux mois et demi. Voici comment.
Quel est votre rôle auprès de Yannick ces derniers jours avant le départ ?
Auparavant, nous parlions du bateau. Cette semaine, c’est lui, tous les matins. L’idée est qu’il retourne dans sa bulle, coupé de tout ce qui peut entretenir un lien. C’est un travail méthodique du détachement, qui permet d’éviter d’embarquer trop de monde.
Et vous le soulignez, il faut faire la différence entre solitude et isolement…
La solitude est choisie, l’isolement subi, la différence est très grande. La solitude, il l’a voulu, il connaît les règles, les conséquences, c’est sa 3ème participation au Vendée Globe. L’isolement est un sentiment subi, du coup je suis coupé de… et je ne le voulais pas. Mon travail consistait à le détacher des personnes qu’il pouvait embarquer (NDLR : en pensée) à son bord. Son bateau est entièrement dépouillé de photos, de peluches, gris-gris car Yannick est prêt à affronter seul une course presque inhumaine.
Mon travail consistait à le détacher des personnes qu’il pourrait embarquer
Pourtant, à Noël, à son anniversaire le 28 décembre et au jour de l’An, ces proches arriveront tous avec des petits paquets cadeaux très personnels ?
Ce sont ce que j’appelle des moments de vérité, où les événements sont là, les dates connues d’avance. Ce que j’ai proposé à Yannick, c’est de combler ce sentiment d’isolement par le confort et aussi la possibilité de les partager grâce aux moyens de communication modernes. Nous nous sommes préparés à cela, comment entrer dans ces moments festifs, les vivre pleinement pour ne pas les ressortir ensuite. Nous avons ouvert ces portes, il n’y en a pas d’autres, pour savoir les fermer. Comme lors du choc du sauvetage de Kevin Escoffier (1), on est entré dans ce moment et on en est ressorti pour que Yannick puisse reprendre sa course. Il ne faut pas paniquer car nous sommes envahis par un sentiment d’isolement.
Le pire serait qu’un événement imprévu à terre fasse monter quelqu’un à bord ?
C’est déjà prévu, tous les pires événements familiaux. Ils étaient déjà attendus pour le premier Vendée.
La course se déroule sans assistance. Quel sera votre rôle durant ce processus ?
Je n’aurai aucune intervention pendant la course. Je respecte strictement la règle 4.3.3 et j’espère que tout le monde fera de même.
Pour chaque situation, nous avons mis en place des protocoles dont le contenu reste entre nous
Il y a quatre ans, Yannick Bestaven a vécu des moments de découragement et d’euphorie très forts. Cette expérience vous est-elle utile ?
On a beaucoup joué là-dessus, pour être prêts à les surmonter. Découragement, perte de sens, « qu’est-ce que je fais là ? », tous les skippers l’auront à un moment ou à un autre de la course, il faudrait avoir peur pour éviter ces choses-là. Cette course étant progressive, le sens qui lui est donné évolue au fil des jours. À chaque information, le cerveau va reformuler et revisiter son histoire.
Des moments de découragement surviennent lorsque nous perdons la capacité d’imaginer ce qui devrait se passer au cours des trois ou quatre prochains jours. Ce qui est intéressant dans ces moments-là, c’est d’avoir des protocoles, qui restent entre Yannick et moi, pour revenir à un processus où il peut reprendre conscience au lieu de laisser l’inconscient paniquer. Ce sont des moments très intéressants, sur lesquels nous avons déjà travaillé pour le dernier Vendée Globe. Et que nous avons bien sûr revisité, avec une maturité différente pour celui-ci.
Quel est le poids d’une course passée dans une course future différente ?
J’ai revu mes 72 pages de notes du dernier Vendée Globe, dont les moments critiques, de blessure, de froid, de chaleur, où nous avons eu de la casse, des moments d’enthousiasme très fort ou au contraire de doute profond, qui vivent tous les skippers. . Nous avons vu avec Yannick comment il perçoit aujourd’hui cette course, qu’il a découverte en y jouant. Mais là, il part déjà d’a priori, d’une histoire, de connaissance des courbes, des mers. Cependant, ce qu’il va vivre là-bas, il ne l’a jamais vécu.
Le but est d’éviter les surprises, de travailler par anticipation sur les blocages, et à l’inverse, les moments d’enthousiasme. Dans les protocoles, nous revisitons ces éléments forts. Le découragement au niveau du Brésil quand il est en mauvaise posture et voit les autres le dépasser devant, juste après le grand enthousiasme de prendre la tête au Cap Horn, n’ayant jamais fait ça de sa vie. Je dois l’aider à vivre ce film et à anticiper ce qui peut arriver dans un nouveau bateau, avec de nouveaux foils.
Être tenant du titre, plus scruté par les médias, est-il un écueil ?
Le poids médiatique d’être vainqueur du dernier Vendée Globe, on s’en est complètement détaché, on s’en fiche. Yannick n’a pas à répondre aux attentes des autres, de qui que ce soit. Il va vivre une course si longue, un marathon comme il dit, un marathon avec des voitures de Formule 1 dans des conditions inconnues, incertaines, irrationnelles.
Il connaît ce nouveau bateau, il n’a pas eu la chance de l’exploiter pleinement lors des courses préparatoires, mais le bateau est prêt, Yannick est prêt, détendu et concentré, et prêt à improviser. Ce qui est tout sauf de la nonchalance mais au contraire, c’est bien connaître ses instruments, la mer, la météo, le bateau pour en jouer parfaitement, comme un très grand musicien qui connaît bien ses instruments.
(1). Il a participé à la recherche angoissante, dans la nuit et dans le froid, de Kevin Escoffier flottant dans son unique combinaison de survie.