Bruno Retailleau a jugé vendredi que la France était à « un point de bascule » face au trafic de drogue. Cette sortie intervient après la mort d’un adolescent lors d’une fusillade à Poitiers jeudi et après la blessure par balle d’un garçon de 5 ans près de Rennes lors d’une course-poursuite. Le ministre de l’Intérieur devrait faire des annonces lors d’un déplacement à Marseille vendredi avec son collègue de la Justice Didier Migaud.
A cette occasion, 20 minutes » a interrogé le sénateur socialiste Jérôme Durain, qui a présidé avec son collègue Étienne Blanc (LR) une commission d’enquête sur le trafic de drogue, dont les conclusions ont été publiées en mai. Les deux élus sont également reçus ce lundi soir par le garde des Sceaux pour discuter de leur projet de loi commun sur le sujet.
De nombreuses violences liées au trafic de drogue ont émergé ces dernières semaines. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Cela ne me surprend pas, cela m’attriste et cela me fait peur. Lorsque nous avons soumis notre rapport d’enquête, certaines personnes ont dit : « Vous y allez trop fort. » Malheureusement, l’actualité montre semaine après semaine les effets néfastes du trafic de drogue dont nous parlions : le rajeunissement des trafiquants, la montée de la violence, la corruption, la nullité des procédures avec les délinquants libérés… Cette visibilité médiatique crée une urgence politique, avec des élus locaux souvent nerveux et démunis.
Derrière ces affaires, quelle est l’ampleur du trafic de drogue en France ?
Il y a le spectaculaire : les narchomicides [homicides liés au trafic de drogue]victimes collatérales, actes de barbarie, saisies importantes de drogue… mais le plus dangereux est le moins spectaculaire. C’est la petite corruption qui permet l’acheminement du produit, l’évolution du « code pénal » chez des gamins sans foi ni loi, sans morale, sans peur de la prison, sans peur pour eux-mêmes… Ce qui inquiète aussi, c’est la diversification du portefeuille du criminel, nous l’avons vu récemment avec la DZ Mafia. Les autorités craignent à l’avenir des représailles contre les représentants du pouvoir et les hommes politiques.
Diriez-vous qu’on risque la « mexicanisation » comme le dit Bruno Retailleau ?
La France n’est pas encore un narco-État, mais le paysage est caractérisé par une asymétrie, avec des trafiquants de drogue très puissants d’un côté et un État trop faible de l’autre. Le trafic de drogue en France concerne une centaine de familles, trois mille points de deal, 250 000 personnes qui en vivent, et 3,5 à 6 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Comme l’a dit le procureur de Marseille Nicolas Bessone, « chaque homme a un prix ». Avec cette puissance financière, on craint la corruption et le bon fonctionnement des institutions. L’État doit se ressaisir, sinon nous serons mangés.
Parmi vos mesures, vous proposez notamment un « DEA* à la française ». Pour quoi ?
Nous avons un problème de coordination dans la lutte contre le trafic de drogue. Il nous faut un vrai patron du côté répressif et un patron du côté judiciaire. Face à un ennemi très riche et très structuré, les différents services [Renseignements, Intérieur…] ne vous parlez pas assez. L’information circule mal entre les administrations, comme on l’a vu dans l’affaire Mohamed Amra [un rapport a pointé le manque de communication entre la police, les tribunaux et les prisons]. Nous proposons également de créer un Parquet national anti-stupéfiants comme cela a été fait pour le terrorisme et qui a permis des avancées.
Faut-il durcir l’arsenal juridique ?
Il y a urgence à adapter notre arsenal. Il a été constaté que l’argent illimité permettait aux trafiquants de drogue d’examiner en profondeur les dossiers d’enquête pour trouver des failles et faire annuler de nombreuses procédures. Nous demandons également de mettre en place le « dossier sécurisé », qui permet de mettre des pièces au dossier à l’écart des avocats, sans faillir à la défense, pour éviter de révéler certaines techniques d’enquête qui sont alors adaptées aux trafiquants de drogue. Il y a aussi beaucoup de travail à faire sur les repentis, les infiltrations, les indicateurs.
Face au blanchiment d’argent, nous proposons de créer une injonction pour richesse inexpliquée, lorsqu’il existe un écart évident entre les revenus des personnes et leur mode de vie. Il faut aussi revoir les conditions de détention des trafiquants de drogue, qui continuent souvent de gérer leurs opérations depuis leurs cellules. Nous avons besoin d’un coup de pouce global de la part de l’État pour lutter contre la criminalité.
*DEA : Drug Enforcement Administration est l’agence fédérale chargée de lutter contre le trafic et la distribution de drogue aux États-Unis.