C’est un écart vertigineux. Il aura fallu attendre seize ans, suite aux reports répétés de Robert Smith, pour réentendre de nouveaux sons de The Cure, depuis la sortie de 4:13 Rêve en 2008. Le groupe anglais culte revient donc avec Chansons d’un monde perduun nouvel et quatorzième album magistral, porté par le deuil des proches du leader du groupe aux plus de 30 millions d’albums vendus dans le monde.
L’annonce du retour de The Cure aura attiré plus d’un fan. Mais rassemblez une centaine de personnes dans une salle et demandez-leur de choisir leur album préféré du groupe : et certains nez finiront par se torder avant de pouvoir mettre tout le monde d’accord. Parce que The Cure est aussi suicidaire que fantaisiste, capable de passer d’un goth brumeux à Dix-sept secondes (1980) à pop réalisé pour la radio sur Murmures japonaises (1983) à travers le sombre wave 2.0 parfaitement exécutée sur l’essentiel Désintégration (1989).
Plusieurs générations de fans
Autant d’albums inspirés de New Order comme The Wire, Joy Division, Siouxsie and the Banshees ou Jimmy Hendrix, qui ont donné à The Cure cette apparence de caméléon, clivant certes, mais qui a donné au groupe son statut d’icône – et leur a permis de passer à toucher plusieurs générations de fans.
Certains y reconnaîtront le post-punk, d’autres l’indie rock, le rock gothique ou encore la « cold wave ». Certes, le visage farineux, androgyne et impassible de Robert Smith, qu’il arbore encore à 65 ans, collé à un fond musical décalé, aura attiré la froideur, mais cela n’enlève rien à The Cure le caractère intense et passionné de leur musique. Au fond, sous cette modeste carapace, ça bouillonnait !
Bien plus qu’une image d’adolescents gothiques qui n’ont que cinq minutes pour se préparer, les membres de The Cure ont brandi à travers leur musique et leur apparence une véritable « déclaration » : celle de dire que loin des clones cheveux, vêtements et musiques de certains U2 fans, ils allaient rester à l’écart – rester eux-mêmes : et éviter un conformisme qui les corrompt.
Un album porté par le deuil
Fidèles à eux-mêmes, les Anglais reviennent sur ce nouvel album à la formule 8 titres de ses chefs-d’œuvre Foi (1981) et Pornographie (1982) pour livrer, et on le dit sans pincer, leur meilleur album depuis le culte Désintégration (1989). Le projet, que Smith aura entièrement écrit et composé seul en 2019 – une première depuis La tête sur la porte en 1985 –, est largement porté par le deuil de ses parents et de son frère.A LIRE AUSSI Eddy Mitchell a déjà choisi sa tombe face à la mer
L’album s’ouvre en puissance avec « Alone », un single sorti avant l’album et d’une durée de plus de six minutes. Et c’est déjà magistral. Le tempo abrupt et les guitares se mêlent aux couches intenses de synthé, un arc qui se déroule doucement pendant trois minutes avant de rejoindre les paroles fatalistes et mélancoliques : « C’est la fin de toutes les chansons qu’on chante, le feu s’il est réduit en cendres et les étoiles sont assombries par les larmes. »
Comme s’il n’avait jamais vieilli, la voix inoxydable de Robert Smith résonne toujours comme un agneau mal-aimé, aussi sépulcral que délicat. Une teinte unique et inchangée à travers laquelle Smith chante, en toute intimité, le deuil et la mélancolie.
« Amour Fati »
Le ton est donné, Robert Smith ne semble plus se plaindre d’un monde qu’il ne supporte pas, mais s’accrocher à ceux qui l’ont quitté. Et le deuxième titre « And Nothing is Forever » le confirme. Un piano et des violons sont magistralement introduits avant la guitare électrique et la voix de Smith façonne le tout : « Promets-moi que tu seras avec moi jusqu’à la fin. Dis-moi que nous serons ensemble et tu ne m’oublieras pas. Peu importe la distance, vous vous souviendrez de moi avec le temps. » On a l’impression d’être devant l’hôtel ou au milieu d’un rêve comatique.
Le même piano introduit « A Fragile Thing », la seule chanson d’amour teintée de pop dont l’apparence puissante révèle des paroles incroyablement fragiles, empreintes d’un amour profond : « Chaque fois que je t’embrasse, j’ai envie de pleurer. »
Mais le destin frappe à la porte de l’inspiration du chanteur : « Vous ne pouvez rien faire pour changer la fin. » » Un sentiment de fatalité qui persiste tout au long de l’écoute Chansons d’un monde perduet la suite, encore plus rock et plus sombre, enfonce encore une fois le clou : « Mais pas d’issue. Pas moyen pour nous de trouver un chemin vers la paix, n“Nous ne l’avons jamais trouvé auparavant”, chante Smith sur “Warzone”. « En bas, en bas, en bas, oui, j’ai presque fini. Regarder le canon du même pistolet chaud. En bas, en bas, en bas, ouais, j’ai presque fini”, poursuit-il. ” Drone : Nodrone ».
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Vient ensuite la libération sur le délicat « I Can Never Say Goodbye » dédié au frère du leader du groupe, décédé il y a quelques années : « Une main maléfique est venue arracher la vie de mon frère… ». Paradoxalement, le morceau propose une respiration par la présence d’un doux piano qui soutient les guitares. C’est profondément triste, beau et purement libérateur, avant de passer à la séance psychopathe qu’est « All I Ever Am » – certainement le hit de l’album : » Je gâche toute ma vie ainsi, à m’attarder sur le temps et les souvenirs. Et tout cela par peur de ce que je vais trouver », chante Smith. Intime, on l’a dit !
Un sentiment persiste à la fin du long arc final « Endsong », sur lequel le protagoniste répète frénétiquement : « Tout est parti, tout est parti, tout est parti. » Peu de groupes comme The Cure peuvent procurer autant d’émotion en quelques notes seulement, capables de créer une ambiance aussi particulière sur des morceaux qui dépassent souvent les six minutes. Sur Chansons d’un monde perdules Anglais nous font ressentir la profonde déchirure du deuil de Smith et surmontent en grande partie l’obstacle de l’ennui. Ils se rapprochent de leur plus grand chef-d’œuvre, Désintégration (1989), plus encore que le très méritant Fleurs de sang (2000).
Une tournée prévue pour 2025
Smith aura maintes fois tenté de ranger sa plume et annoncé la fin du groupe ; lors de la promotion Embrasse-moi, embrasse-moi, embrasse-moi en 1987, puis à la fin de la tournée Tournée de désintégration. Quelles litanies ! Après 2008, The Cure ne disparaît pas vraiment des radars et revient sur scène, son terrain de prédilection, pendant treize longues années.
Tout pourrait nous faire croire que cette époque serait la bonne, pas tant par l’âge avancé des rockeurs que par la tragique fatalité de l’album. « Les espoirs et les rêves ont disparu, la fin de chaque chanson et tout s’arrête. On a toujours été sûr qu’on ne changerait jamais, et tout s’arrête », nous entendons Smith chanter « Seul ».
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Kangourou du jour
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Cependant, le bout du chemin semble encore loin pour Robert Smith qui a annoncé une nouvelle tournée à l’automne 2025, avant d’annoncer la fin de sa carrière pour 2029, lorsqu’il atteindra l’âge de 70 ans. de nouveaux albums, dont un plus joyeux et déjà prêt et un autre, instrumental, en cours. Même si, avec Robert Smith, on ne peut être sûr de rien.
« Chansons d’un monde perdu » est disponible sur toutes les plateformes.