L’économie peut-elle protéger la nature ? Le pari douteux des « crédits biodiversité »

Puisque l’économie capitaliste ravage le vivant sur Terre comme jamais auparavant, il suffirait d’intégrer le vivant dans l’économie capitaliste pour arrêter le massacre. Un tel raisonnement, qui n’est certes pas nouveau, relève d’un sophisme scandaleux pour les uns, d’un pragmatisme nécessaire pour d’autres. La tentation de financiariser la nature pourrait en tout cas franchir un cap décisif dans les prochains jours. Ce sera l’un des sujets scrutés par les participants au COP16. Cette 16e conférence internationale de la Convention sur la diversité biologique se tient à Cali, en Colombie, du 21 octobre au 1er novembre 2024.

Les termes « crédits biodiversité » devrait notamment occuper les discussions. Celles-ci consisteraient à évaluer le gain économique que représenterait la préservation ou la restauration de tel ou tel écosystème. Par exemple : la valeur du service écosystémique représenté par la filtration de l’eau par une zone humide restaurée, la protection contre la submersion d’une mangrove que l’on refuse de détruire, etc. Des actions vertueuses en faveur de la protection de la biodiversité auraient ainsi une valeur monétaire, convertible en crédits qui pourraient être générés ou échangés par les acteurs du marché.

Un mécanisme soutenu par Emmanuel Macron

Un tel mécanisme fait l’objet d’un intense travail de lobbying depuis plusieurs années, poussé notamment par la , à l’initiative d’Emmanuel Macron. Avec le Royaume-Uni, la France a lancé en 2023 le Groupe consultatif international sur les crédits biodiversité (IAPB), un groupe promouvant la création d’un « initiative mondiale visant à structurer les marchés du crédit pour la biodiversité au service des populations et de la planète ».

Deux autres grandes instances plaideront également la cause de ces crédits auprès du COP16 : la Biodiversity Credit Alliance, soutenue par les Nations Unies, et la Biodiversity Credits Initiative, soutenue par le Forum économique mondial, avec le soutien du cabinet de conseil McKinsey. Au niveau européen, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, avait elle-même vanté en septembre les intérêts potentiels de « crédits nature ».

Les paysages naturels peuvent-ils être mesurés uniquement sur la base de leur valeur économique ?
Vasilis Karkalas / Unsplash

Soutenue par de tels poids lourds, l’idée d’un marché international des crédits biodiversité a de fortes chances de se concrétiser rapidement. L’IAPBqui doit présenter son « feuille de route mondiale » pendant la FLICpropose déjà de lancer 30 projets pilotes à travers le monde.

« Je suis extrêmement confiant que nous verrons ces marchés décoller, notamment en Colombie, en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Afrique. »a également confié Sylvie Goulard, co-présidente duIAPBsur le site Actu environnement en septembre.

« Les crédits de biodiversité sont encore pires que leurs cousins ​​crédit de carbone »

L’enthousiasme est loin d’être aussi général parmi les associations environnementales. 239 d’entre eux, venus du monde entier, ont signé début octobre une déclaration commune condamnant « les dangers insurmontables » d’un tel mécanisme de marché, appelant les gouvernements à y renoncer et « donner la priorité au changement transformationnel en s’attaquant aux causes sous-jacentes de la perte de biodiversité, notamment en promouvant une réglementation plus stricte des activités néfastes menées par les entreprises ».

La peur la plus évidente, car ONGest de voir se reproduire les dégâts causés par les crédits carbone. Conçu sur le même principe que les crédits de biodiversité mais appliqué aux émissions de gaz à effet de serre, le marché des crédits carbone est régulièrement entaché de scandales de fraude, se révèle largement inefficace et génère spéculation et accaparement de terres, souvent au détriment des populations autochtones. Plus de 90 % de ces mécanismes seraient même « systématiquement manipulé » selon une récente enquête internationale.

« Les crédits de biodiversité sont encore pires que leurs cousins ​​crédit de carbone »peste Frédéric Hache, directeur duONG Observatoire de la finance verte. « Il est infiniment plus compliqué de transformer la biodiversité, c’est-à-dire des millions d’espèces dont la plupart sont encore inconnues, et leurs réseaux hypercomplexes d’interdépendances, en crédits financiers, que des crédits carbone qui se résument à six gaz principaux. C’est totalement voué à l’échec. »

Les carences de l’indemnisation

Au cœur des protestations se trouve aussi la notion de compensation. Les crédits biodiversité seront notamment destinés à servir d’outil pour compenser la destruction d’un écosystème. Il serait ainsi possible d’acheter un crédit certifiant la préservation ou la restauration d’un autre écosystème supposément équivalent à celui que l’on souhaite recouvrir de béton par exemple.

« Il est naïf de penser que l’on peut détruire et remplacer un écosystème existant »rétorque Philippe Grandcolas, directeur adjoint scientifique de l’Institut d’écologie et d’environnement de CNRS. « Il existe de nombreuses fonctions dans un écosystème que nous ne connaissons pas encore ou qui nous semblent inutiles aujourd’hui mais qui pourraient s’avérer précieuses dans le futur. Et même lorsque l’on croit comprendre un système, il peut contenir une espèce responsable d’effets importants et rares que nous n’avions pas prédits. C’est tout le danger d’une telle approche utilitariste, qui conduit à une vision réductionniste et court-termiste de la biodiversité. »

Du côté des promoteurs des crédits biodiversité, nous affirmons avoir tiré les leçons des erreurs passées. L’IAPB prône ainsi l’instauration de la transparence sur les données et la vérification des transactions par un tiers de confiance pour éviter les fraudes. « Les mécanismes de marché ne constituent qu’une partie de la solution. Et nous voulons établir un cadre qui évite la marchandisation et établit un principe d’équité et de justice pour les populations locales. La compensation peut être intelligente, en s’effectuant à proximité du biotope d’origine, comme cela se fait déjà en France lors de la construction d’une autoroute par exemple. »nous dit-on également au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

L’exemple français incite cependant au scepticisme. En 80 % des cas, des mesures de compensation n’empêcheraient pas les pertes de biodiversité, selon une étude réalisée sur 24 projets en Occitanie et Hauts-de-France en 2019. Le cas emblématique de l’A69, un projet d’autoroute écologiquement désastreux, dénoncé par de nombreux scientifiques, est aussi un exemple d’échec en termes de compensation.

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Comment la destruction d’un paysage unique, comme le parc national des Arches aux États-Unis, peut-elle être « rémunéré » ?, objectent les opposants au système de crédit.
Nate Foong / Unsplash

La pertinence même de l’approche économique de la protection de la nature pose question. L’LUI estime les financements publics et privés nuisibles à la biodiversité à au moins 7 000 milliards de dollars par an. Le coût de la dégradation des écosystèmes naturels pour l’économie mondiale est estimé à 5 000 milliards de dollars par an, rappelle Philippe Grandcolas dans son dernier ouvrage, La biodiversité, fausse ou pas ? (Tara éditions, novembre 2024). Pour restaurer les écosystèmes terrestres, il faudrait mobiliser 200 milliards de dollars par an d’ici 2030, calcule leLUI.

Ces chiffres ont-ils un sens ? ? « La financiarisation de la nature nous permet d’utiliser un cadre qui parle aux gens. Même si cette vision des choses fait partie du problème, en tant qu’éducateur je préfère partir de catégories audibles. »défend Marc-André Sélosse, biologiste et vulgarisateur expérimenté.

Un être vivant, un écosystème ou un paysage ont aussi une valeur intrinsèque, morale et non quantifiable qui échappe à toute mesure économique. « Il est tout aussi absurde de vouloir compenser un écosystème que si l’on annonçait qu’on allait détruire un village ou une famille humaine et compenser en en installant un autre ailleurs. »» a déclaré un naturaliste lors d’un rassemblement de défense de la forêt de Bord contre le projet de contournement de Rouen, en mai 2023.

« Cela n’aurait aucun sens de détruire le château de Versailles et d’en construire une réplique plus loin. »

« Cela n’aurait aucun sens de détruire le château de Versailles et d’en construire une réplique plus loin ; nous perdrions les traces visibles et invisibles de l’histoire. Les gens comprennent qu’ils sont très sensibles au patrimoine culturel mais n’ont pas la même sensibilité au patrimoine biologique. »regrette également Marc-André Sélosse.

Quant au financement du coût réel des opérations de protection des écosystèmes, la prévention et une réglementation ambitieuse seraient plus efficaces que le marché, argumentent les associations opposées aux crédits biodiversité. « La réglementation est bien plus efficace pour préserver la biodiversitéassures Frédéric Hache. On sait que les mécanismes de marché sont inutiles, ils ne servent qu’à faire gagner du temps aux secteurs économiques qui auraient à perdre de la régulation et à repousser l’échéance. Exactement comme les crédits carbone. »

Les subventions publiques néfastes à la biodiversité atteindraient 1 700 milliards par an, selon leLUI. Cela représente plus de huit fois le montant nécessaire aux opérations de protection des écosystèmes.

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