Dans les coulisses d’un moment télévisé

Dans les coulisses d’un moment télévisé
Dans les coulisses d’un moment télévisé

Comme à son habitude, Christophe Dechavanne déborde. Le 15 mai 1990, sur TF1, la tête d’affiche de « Ciel, mon mardi ! » est Claude Chabrol. Le cinéaste fait la promotion de son dernier long métrage, Journées tranquilles à Clichyfilmer « du sexe » adapté de Henry Miller. “Cul”reformule l’animateur de cette émission tape-à-l’œil, chemise framboise sur costume bleu. C’est la deuxième partie de soirée, les enfants sont au lit. Et on est en direct : les fidèles qui regardent l’émission chaque semaine savent que sur ce plateau, « Tout peut arriver ». Trois mois plus tôt, lors d’un débat d’extrême droite, une bagarre éclate dans le studio des Buttes-Chaumont. C’en est trop : au journal de 20 heures de La Cinq, un chroniqueur fustige l’importation de la « télé poubelle » orchestré par ce fauteur de troubles de 32 ans.

Le soir du 15 mai 1990, un premier débat abordait la question de la corruption au sein de la police. Les téléspectateurs étaient invités à donner leur avis : « Selon vous, y a-t-il beaucoup d’escrocs dans la police française ? Votez pour le code Minitel 3615 TF1. » Assis dans des fauteuils noirs et jaunes qui composent les lettres du titre de l’émission, d’anciens flics s’accusent mutuellement de corruption. Soudain, un téléphone à cadran sonne. Christophe Dechavanne décroche. À l’autre bout du fil, le propriétaire d’un bar à hôtesses dénonce le racket d’un ancien commissaire de police présent sur le plateau. L’animateur lui propose de s’expliquer devant la France entière. Tout le monde l’attend, et l’émission prend du retard.

ombre chinoise

Un nouvel appel au vote sur Minitel s’affiche désormais sur les téléviseurs : « Êtes-vous pour ou contre la réouverture des maisons closes ? » C’est le thème du deuxième débat de la journée. Personnellement, Christophe Dechavanne y est absolument favorable : il pense que cela protégerait les femmes en général et les prostituées en particulier d’un certain nombre de violences. Il interroge la secrétaire d’État aux Droits des femmes, Michèle André, puis fait témoigner Danielle, qui apparaît, dans un duplex de la régie, comme un théâtre d’ombres. Elle raconte l’horreur : « plus d’une centaine de clients par jour » dans un abattoir en Belgique.

En contrepoint, Christophe Dechavanne veut parler du système en vigueur en Suisse. Il donne la parole à une travailleuse du sexe genevoise, Grisélidis. Il ne précise pas son nom de famille, il ne dit pas qu’elle est aussi peintre, écrivaine, révolutionnaire — et militante de premier plan pour les droits des prostituées. Il est minuit vingt quand elle commence. Coiffée d’un béret noir, un serpent d’or autour du cou, elle détaille son expérience de quelques mois passés à Genève en « un petit bordel plus ou moins clandestin tenu par une dame française très distinguée »qui employait ses employés « sûr, en parfaite hygiène ».

«Venez regarder par le trou de la serrure»

Christophe Dechavanne l’interroge sur les droits sociaux des prostituées, mais Grisélidis Réal a autre chose à dire. ” Aujourd’hui, elle avance, On dit que la prostitution est une atteinte à la dignité humaine ; je me demande pourquoi, car chez cette dame, j’ai vu une fois quelqu’un qui n’aurait peut-être pas dû être là – mais j’ai trouvé merveilleux de voir cette personne.

« Pouvez-vous nous dire… ? »s’aventure la présentatrice, intriguée, mais Grisélidis Réal continue son récit. Avec douceur et détermination, elle prend son temps : « La patronne nous a dit : « Venez regarder par le trou de la serrure de la salle de bain, il y a quelqu’un qui attend son tour. » C’était une personne extraordinaire, qui a fait beaucoup de bien à l’humanité, et que je respecte infiniment. » La caméra s’attarde sur le visage de Christophe Dechavanne, les sourcils levés et le front plissé, tandis que Grisélidis Réal ajoute : « Je n’en ai jamais parlé, mais aujourd’hui je ne peux plus me taire. C’était un abbé. C’était l’abbé Pierre et je l’ai vu. »

Des sifflets et des applaudissements éclatent immédiatement dans le public. « Nous étions abasourdis »se souvient Patrice Carmouze, le rédacteur en chef de « Ciel, mon mardi ! ». Comme tous les autres invités, Grisélidis Réal a été longuement interrogée lors de la préparation de l’émission, et elle n’a jamais évoqué cette histoire. Sur le plateau, Christophe Dechavanne reste sans voix pendant quelques secondes. Il ne sait pas s’il doit la croire. Levant la main gauche, il demande du calme. « Cela dit, il pensait à voix hautepourquoi un grand homme n’irait-il pas voir une prostituée ?

Mme Claude

Trois sièges plus loin, Laure Adler, conseillère à l’Élysée et auteur d’un livre sur La vie quotidienne dans les bordels (Hachette, 1990), plonge dans ce moment d’hésitation : « Si je peux faire une petite contribution historique, au XIXe siècle, dans les bordels, il y avait aussi beaucoup d’ecclésiastiques et notamment à Paris, près de la place Saint-Sulpice, il y avait des bordels pour ces messieurs… » Christophe Dechavanne le coupe : « Tu parles de ça il y a longtemps, Griselidis ?

— C’était en 1963-64.

« Il n’y a rien de scandaleux là-dedans… »dit Laure Adler, et Grisélidis Réal demande : « Pourquoi un prêtre ne peut-il pas trouver de la tendresse, de l’affection et de la sexualité ? C’est un homme ! Les prêtres russes ont droit à une vie de couple, les pasteurs protestants aussi. Pourquoi les prêtres catholiques n’auraient-ils pas le droit à la sexualité de leur choix ? » « Vous prêchez à des convertis. »plaisante Christophe Dechavanne, avant de passer à un autre invité : « Jocelyne, dans les années 60, vous étiez secrétaire bilingue […] et on t’a proposé un emploi chez Madame Claude…

Légende

Après le direct, l’équipe de « Ciel, mon mardi ! » se retrouve pour boire un verre dans la loge du présentateur. « Nous avons été époustouflés »décrit le chroniqueur Renaud Rahard. L’abbé Pierre, tout de même… Le film Hiver 54sorti six mois plus tôt, achevait la légende de l’infatigable défenseur des mal-logés. A peine deux heures avant la diffusion, dans le JT de Patrick Poivre d’Arvor, les téléspectateurs de TF1 ne l’ont-ils pas vu soutenir 48 familles expulsé dans le 20e arrondissement de Paris ?

Dans la loge, un journaliste propose d’inviter le fondateur d’Emmaüs le mardi suivant. Ce ne serait pas hors sujet : l’un des débats doit être consacré au célibat des prêtres… Personne n’est d’accord. « Nous ne savions pas vraiment quoi faire » Christophe Dechavanne l’admet aujourd’hui. La presse française non plus, qui passe largement sous silence les déclarations de la prostituée.

« Cette révélation soigneusement réfléchie est un acte terroriste »

En Suisse, en revanche, on ne parle que de cela. Les journalistes de Matin connaissent bien Grisélidis Réal. Celui qu’ils surnomment « la passionaria du trottoir » vient de temps en temps à la rédaction à Genève. Un jeune reporter, Didier Dana, prend le temps de l’appeler. « Cette révélation soigneusement réfléchie est un acte terroriste, elle lui explique. Nos bombes sont des mots. Je veux mettre en garde les hommes d’Eglise, les hommes de justice et les hommes politiques. J’ai lancé un nom pour faire pression sur eux ! Qu’ils arrêtent de nous traiter comme des pestiférés. A propos de l’abbé Pierre, elle précise : « C’est le seul homme d’église que je connaisse, mais je n’ai rien contre lui. »

Le mardi suivant, l’abbé Pierre doit venir à Genève à l’occasion de la sortie suisse deHiver 54. La journaliste décide alors de monter un coup : provoquer une confrontation. Grisélidis Réal accepte. Son petit chien en laisse, les yeux cernés de khôl, elle se présente à l’entrée du cinéma et s’avance vers le fondateur d’Emmaüs : « Je suis la prostituée qui a donné ton nom sur TF1… »

50 francs

Sous le regard du journaliste, l’abbé Pierre semble d’abord effrayé, répétant « Je ne connais pas cette dame, je ne connais pas cette dame… » Le prêtre explique alors qu’il doit s’agir d’une erreur. Son interlocuteur ne le contredit pas et s’excuse. « Nous sommes tous de pauvres pêcheurs, je lui pardonne ! »conclut l’abbé. ” Je t’aime “, dit Grisélidis Réal en lui tendant une enveloppe rose. A l’intérieur, un billet de 50 francs suisses et ce billet : « Pour notre ami des pauvres et des marginalisés, dans l’immense espoir qu’il n’oublie pas les femmes les plus méprisées, ses sœurs de galère, les prostituées, dont je fais partie. »

Dans le cadre d’un enquête Dans « La double vie de l’abbé Pierre à Genève », la RTS a exhumé un extrait de « Ciel, mon mardi ! » et a interviewé Igor Schimek, l’un des quatre enfants de Grisélidis Réal, décédé en 2005. Il témoigne des réactions violentes subies par sa mère après cet épisode : « Elle a été crachée au visage dans la rue. Elle a reçu de nombreuses lettres d’insultes et de menaces. »

A Paris, Christophe Dechavanne a également reçu des lettres de téléspectateurs indignés. « C’était un saint homme et on nous accusait de vouloir le souiller en laissant parler une prostituée. »résume-t-il. Puis il est passé à autre chose, jusqu’à cet été 2024. ” Quand Le comportement de l’abbé Pierre envers les femmes « Les révélations furent révélées, je me disais que ce Griselidis, qu’on aurait pu prendre pour un fabuliste, disait peut-être la vérité ce soir-là. »

 
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