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Pourquoi David Lynch a changé ma vie…

SSi vous attendez de cet article une biographie classique ou même un éloge funèbre, vous pourriez être déçu. La nouvelle de la mort de David Lynch, ce jeudi 16 janvier au matin, a plongé des millions de cinéphiles dans un abîme de tristesse. J’en fais partie. Comme tous ceux qui aiment le cinéma, je lui dois beaucoup. Alors laissez-moi vous parler de mon David Lynch. J’avais à peine 13 ans quand j’ai découvert Tête de gomme. Je ne comprenais pas grand chose, mais je savais que j’avais vécu une expérience qui allait tout changer. J’ai revu le film une bonne trentaine de fois depuis, et ma fascination pour cette expérience reste intacte. Je ne comprends toujours pas tout.

Mais comprendre est une illusion. Lors des interviews, Lynch détestait qu’on lui demande pourquoi. Il a refusé de s’expliquer. “L’idée est primordiale”, a-t-il déclaré. « Les idées viennent ; mon travail consiste simplement à les laisser venir, à les attraper et à les afficher à l’écran. » Quand je lui ai demandé pourquoi, il arborait un sourire que j’ai appris à reconnaître. J’ai rapidement arrêté de lui demander des explications. Lynch a appris à l’enfant que j’étais une autre vision du cinéma, une autre façon de regarder des , une autre façon d’aborder le monde. Pour moi, comme pour tant d’autres cinéphiles de ma génération, il y a un avant et un après avoir vu votre premier David Lynch.

Poupée cassée

Lynch n’a pas seulement changé ma vie de cinéphile, il a aussi changé ma vie. En 1996, j’ai eu la chance de passer une journée sur le tournage de Autoroute perdue pour le magazine où je travaillais à l’époque, Films fous. J’étais toujours basé à Paris et j’avais demandé une visite fixe à la production. Lynch lui-même avait accepté ; il avait apprécié mes articles sur Pics jumeaux. La journée sur le plateau a été inoubliable. J’avais été témoin d’une scène simple : celle où Bill Pullman se réveille dans la peau de Balthazar Getty. Aucun dialogue ; Getty se réveille dans le jardin d’une modeste maison de banlieue et déambule sur la pelouse, sans vraiment comprendre ce qui se passe.

Scène simple, certes, mais ambiance surréaliste… Lynch filmait souvent en musique. « Insensatez » de Carlos Jobim retentissait depuis des haut-parleurs hors caméra alors que Getty marchait sur l’herbe sèche. Lynch donna ses instructions avec douceur. Il n’a jamais élevé la voix auprès de ses acteurs. “Je ne dis jamais aux acteurs quoi faire, je leur dis ce qu’ils doivent ressentir”, a-t-il expliqué. Ainsi, sur le plateau de Promenade MulhollandL’actrice Laura Harring m’a dit : « Après la scène de l’accident de voiture, quand je suis descendue de la voiture, David ne m’a pas dit de marcher ou de me tenir par ici. Il m’a juste dit que je devais me sentir comme une poupée brisée. Une poupée cassée… J’ai tout compris. »

Les deux maisons de Lynch à Los Angeles

Ce jour d’hiver 1996, dans ce jardin de banlieue, j’ai vécu un moment magique. À chaque prise, j’avais l’impression de voir Getty flotter au-dessus de la pelouse élimée. Un moment de pur cinéma créé par l’un des plus grands maîtres s’est déroulé sous mes yeux. L’article que j’ai tiré de ce tournage a retenu l’attention du rédacteur en chef de Canal+, qui m’a alors engagé comme correspondant à Los Angeles. C’était il y a vingt-huit ans. David Lynch avait changé ma vie.

Je lui ai raconté cette histoire quelques années plus tard. Il n’a rien dit, il a juste souri. Je n’oublierai jamais ce sourire. Une fois installée à Los Angeles, j’ai eu le plaisir de croiser souvent sa route. Je l’ai interviewé une quinzaine de fois chez lui à Hollywood Hills, juste à côté de Mulholland Drive. Une maison que vous connaissez sûrement, car c’est celle de Bill Pullman dans Autoroute perdue. Lynch avait deux maisons identiques se faisant face : à droite, la maison familiale ; à gauche, son espace de travail. Il y avait sa salle de projection, son studio de son, ses salles de montage et de mixage, et son atelier de peinture. C’est dans sa salle de projection que se sont déroulés les entretiens.

Un peu plus haut, dans son jardin à flanc de colline, se trouvait également un atelier d’ébénisterie. David adorait fabriquer des meubles aux formes étranges. Lors d’un entretien en avril 2002, il m’a montré fièrement un étrange lavabo en bois qu’il avait construit avec un siphon escamotable… pour qu’il puisse uriner sans redescendre dans la maison. Il a éclaté de rire en me présentant son invention.

Interview devant un jambon pourri

La même année, il m’a offert un cadeau inoubliable. A l’occasion de la promotion de son album Bob bleu – il était aussi musicien – je devais faire une interview que je trouvais classique. Mais, pour la première fois, son assistant nous a amenés, mon caméraman et moi, dans la maison familiale et nous a invités à attendre dans le salon, où on nous a servi du café et des biscuits. Accueil remarquable mais retard surprenant, car David a toujours été ponctuel… Après 40 à 45 minutes d’attente, l’assistante est revenue nous chercher et nous a fait promettre de ne poser aucune question sur ce qui se passait autour de nous. Je pouvais demander à David tout sauf ce qui nous entourait. Intrigué, j’ai accepté.

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Nous gravissons ensuite une colline pour arriver devant un décor incroyable. Une lumière rouge et bleue éclairait une grotte creusée à flanc de colline. Au-dessus de cette grotte, suspendue à un cadre spécialement réalisé pour l’occasion par son assistant (Eli Roth, le futur directeur de Auberge, alors un très jeune homme), pendait un jambon pourri, attaqué par les mouches. Devant ce décor improbable, assis par terre, le musicien John Neff, couvert de boue, cuisait des œufs dans leur coquille sur une poêle placée sur un faux feu de bois.

Quant à David, torse nu et lui aussi couvert de boue, il a répondu à mes questions sans que je puisse parler de ce qui se passait autour de nous, comme je l’avais promis. De temps en temps, il interrompait l’entretien pour trouver une jeune femme sculpturale, vêtue uniquement d’une paire de bottes, avec laquelle il commençait des pas de danse sans musique. David m’avait fait un cadeau inestimable : un moment unique à Lynchland, rien que pour nous (si vous voulez voir cette séquence folle, je la rediffuse dans mon émission L’Hebd’Hollywood sur Canal+ à partir du 18 janvier. Il sera bientôt disponible ici). Après le tournage, nous avons passé la soirée à prendre un verre dans sa cuisine. Il rit comme un enfant, ravi de sa plaisanterie.

« Di-Di-Yaaay ! »


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J’ai également eu l’immense honneur de suivre le tournage deUpas une histoire vraie et de Promenade Mulholland : trois jours pour le premier, cinq pour le second. J’ai eu l’incroyable privilège d’observer à l’œuvre l’un des plus grands cinéastes de notre époque. C’était comme voir Michel-Ange peindre la Chapelle Sixtine ou Eiffel superviser la construction de sa tour. Oui, à ce niveau. Par la suite, je l’ai souvent retrouvé lors de soirées musicales, à l’occasion de la sortie de son dernier long métrage, Empire intérieurpour la troisième saison de Pics jumeauxou encore pour des versions restaurées de ses films. A Cannes aussi… Et à chaque fois, avec la même joie.

David prenait un grand plaisir à prononcer mon nom à sa manière. Non pas « Didier », comme tout le monde, mais « Di-Di-Yaaay », en étirant la dernière syllabe. Il commençait toujours ses réponses à mes questions par : « Tu sais, Di-Di-Yaaay… », et il glissait mon nom chaque fois qu’il en avait l’occasion. Cela m’a mis en colère au montage, car j’ai dû couper tous ces « Di-Di-Yaaay… ». Aujourd’hui, que ne donnerais-je pas pour l’entendre me dire une dernière fois : « Vous savez, Di-Di-Yaaay… » Au revoir, M. Lynch.

 
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