L’alchimie singulière de Montmartre, symbole de la bohème dans laquelle Suzanne Valadon (à qui le Centre Pompidou de Paris consacre une grande rétrospective du 15 janvier au 26 mai 2025), naît des décisions urbanistiques et du rôle ingrat attribué à la Butte. dans la grande transformation de Paris. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les grands travaux haussmanniens et la volonté de l’empereur Napoléon III d’affirmer le rayonnement international de la ville la transforment en une capitale moderne et aérée, où prolifèrent cafés et logements confortables aux loyers élevés. . Mais au pied de la Butte, les omnibus s’arrêtent.
Esprit rebelle et hédonisme
Une cohorte hétéroclite d’étrangers, de Parisiens modestes, de gangsters, de provinciaux attirés par le grand projet, d’artistes… converge alors vers Montmartre. Dans ce quartier très populaire, aux allures de village encore planté de vignes et aux rues pavées, les nouveaux arrivants se pressent dans des cabanes en bois qui recouvrent l’étendue jusqu’ici vierge du maquis. Il n’est pas étonnant qu’en 1871, Montmartre, imprégné d’idées anarchistes et révolutionnaires, devienne l’un des hauts lieux de la Commune.
Suzanne Valadon, Femme aux bas blancs1924, oil on canvas, 72.5 x 60 cm, Nancy, Musée des Beaux-Arts. ©GrandPalaisRmn / Agence Bulloz
Pourtant, les Parisiens habitués à venir s’amuser dans les bals et cafés de la Butte, autrefois exonérés d’impôts, maintiennent leurs habitudes. Mieux encore, les lieux de plaisir se multiplient : lors de l’Exposition universelle de 1900, ils étaient 40, dont beaucoup nés après la Commune. Les cafés-concerts, à l’origine subversifs et surveillés par la police, sont désormais consacrés au divertissement. Ainsi, au Moulin-Rouge, ouvert en 1889, les pétomanes succédaient aux danseuses du ventre. Et le dimanche après-midi, bourgeois et ouvriers viennent danser au son de l’orchestre au bal du Moulin de la galette.
Suzanne Valadon, Le Sacré-Cœur vu du jardin de la rue Cortot, 1916, huile sur toile, 65,2 x 54 cm, Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne. ©Collection Sitskoorn/Paul Voorham.
Au milieu des années 1870, on y croisait régulièrement Renoir : séduit par cette ambiance bon enfant, il lui consacra un tableau. Lorsqu’il redescend de La Butte, il s’arrête place Pigalle, au Café de la Nouvelle ATHENES, siège des Impressionnistes. Toulouse-Lautrec, Degas, Valadon, Manet… Comme Renoir, de nombreux peintres trouvent leur inspiration dans le monde marginal de Montmartre, ses lieux festifs ou sordides, ses habitants parmi lesquels ils louent des modèles à petit prix. Ces artistes viennent pour la plupart des quartiers voisins, mais certains finissent par s’installer à Montmartre. Par goût, comme Toulouse-Lautrec et Renoir, ou par nécessité, comme les locataires du Bateau-Lavoir qui peignaient à la bougie et dans le froid. Le peintre nantais Maxime Maufra y séjourna, d’autres vinrent de bien plus loin, d’Espagne, comme Miquel Utrillo et, plus tard, Pablo Picasso, attirés par la réputation bohème de Montmartre.
Théâtre d’ombres
Les artistes autres que peintres sont attirés par l’esprit contestataire et joyeux qui règne sur la colline, refuge de toutes les marginalités. « Montmartre offre à chacun la liberté de faire et de penser, propice à la création et à toutes les audaces artistiques et esthétiques »explains Raphaële Martin-Pigalle in Autour du Chat Noir : arts et plaisirs à Montmartre (Flammarion, 2012). En quelques années, la Butte devient le foyer de toutes les avant-gardes, surpassant dans ce rôle le 5e arrondissement et son quartier latin d’où sont arrivés les Hydropathes, un groupe d’écrivains et de poètes « farfelus », à l’humour très noir. . critique de la société. Montmartre voit également arriver des musiciens, compositeurs, caricaturistes, dramaturges, inventeurs en tout genre dont les créations burlesques, critiques et iconoclastes annoncent le théâtre de l’absurde, le dadaïsme, le surréalisme et l’art conceptuel du XXe siècle : dès 1882, le créateur et Le critique Alphonse Allais présente un monochrome rouge intitulé Récolte de tomates par des cardinaux apoplectiques sur les bords de la mer Rouge.
Suzanne Valadon, Nue en bottes1916, huile sur toile, 55,2 x 38,2 cm, Pays-Bas, collection Sitskoorn. ©Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. GrandPalaisRmn / Bertrand Prévost.
Ce petit monde bouillonnant se rassemble dans des lieux qui deviennent de véritables creusets de création et où l’alcool coule à flot. C’est le cas du Chat Noir, café-concert ouvert en 1881 par Rodolphe Salis, boulevard de Rochechouart. Son succès est tel qu’il va falloir déménager pour s’agrandir. Les Hydropathes en font leur nouveau repaire. On vient écouter le chanteur Aristide Bruant ou assister à une pièce iconoclaste, Le fils de l’eunuquesans acteurs. Des silhouettes sont projetées sur un écran : c’est le théâtre d’ombres que vient d’inventer Henri Rivière.
Suzanne Valadon, Les deux sœurs1928, huile sur toile, 72 x 53 cm, collection particulière. © Matthieu Creux
A quelques pas du Moulin-Rouge, au Cabaret des Quat’z’Arts, les marionnettes jouent Ubu roi d’Alfred Jarry, dont la pièce a été jouée pour la première fois sur la Butte. Les œuvres, éphémères ou durables, et la présence même de ces artistes ont contribué à nourrir l’esprit bohème de Montmartre. Parmi eux, Toulouse-Lautrec occupe une place à part. Noble volontairement destitué, difforme, accro à l’absinthe et ami des filles, il devient un symbole de la bohème montmartroise qu’il capte et magnifie dans ses affiches du Bruant aux Ambassadeurs et du Moulin-Rouge.
Suzanne Valadon | Exhibition | Pompidou Center
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