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« Il y a une face cachée de l’IA mais il faut rester optimiste et tirer les bons côtés »

Tout au long de son parcours académique, le professeur Fatima Beldella a dû encadrer plusieurs thèses de doctorat en informatique mais liées aux usages de l’intelligence artificielle. Pionnière en la matière, elle était l’une des conférencières de « GeoSmart », une conférence de deux jours organisée en fin de semaine dernière par la Faculté de mathématiques et d’informatique. C’est le titre de son intervention, « De l’IA à l’IA distribuée : au-delà de la réalité » qui pose déjà question. Dans cet entretien, elle nous partage son expérience, mais aussi les perspectives ouvertes, même si elles ne sont pas toujours encourageantes, par ces nouveaux outils qui s’immiscent de plus en plus dans le quotidien.

  • Parmi les thèses que vous avez encadrées, il y a ce projet lié à l’agriculture qui a été réalisé à Tiaret. Qu’est-ce que c’est exactement ?

Oui, à l’origine, c’était un projet de doctorat que nous avons réalisé avec le Professeur Chadli (il l’est aujourd’hui) et pour lequel nous avons utilisé le système multi-agents, une simulation participative pour résoudre le problème des taupes de terrain qui pullulaient dans la région de Tiaret qui est une région humide, mais dans laquelle se trouvent des cultures de blé, des jachères, etc.

La préoccupation était donc de voir comment utiliser l’informatique, plus précisément l’intelligence artificielle, pour résoudre ce type de problématique. A partir de là, en tant qu’informaticiens, nous ne connaissions ni la région ni le secteur agricole et donc, nous avons dû d’abord procéder à l’étude et à l’analyse du terrain.

Nous avons alors remarqué que la taupe des champs, à chaque fois qu’elle creusait un trou, elle ne revenait pas dans le même trou et lorsqu’elle se reproduit c’est au moins 14 à 15 taupes à la fois, et vous imaginez les dégâts qu’elles peuvent causer sur le terrain. la terre elle-même, mais aussi sur les cultures. Nous avons donc opté pour ce que l’on appelle l’Intelligence Artificielle Distribuée (DAI) pour résoudre ce problème.

Il fallait prévoir le moment où les rongeurs pulluleraient et quel type de comportement ils adopteraient pour permettre à l’agent phytosanitaire d’avoir la possibilité d’agir le plus rapidement et le plus efficacement possible, et pour cela, il fallait connaître précisément le la nature du terrain, les conditions météorologiques, les endroits susceptibles d’abriter ces rongeurs et quels types de trous ils choisiront, etc. C’est un jeu par système multi-agents, et c’est ce qu’on appelle une simulation participative.

  • Le projet a-t-il reçu un accueil favorable par la suite ?

Nous l’avons utilisé, et cela a fonctionné, mais, en 2015, il n’y avait pas encore cette politique qui consiste à capitaliser sur les travaux de recherche universitaire pour lui trouver des applications pérennes. J’ai même écrit à l’époque à la Fédération africaine de l’alimentation, mais je n’ai pas reçu de réponse.

Aujourd’hui, je pense que ce type de travaux qui ont une application directe sur le terrain peuvent trouver des applications plus généralisées parce que la politique actuelle le permet. Notre projet est aujourd’hui la propriété du doctorant d’alors devenu professeur. Ces travaux datent de 2015, mais les recherches ont également évolué. Une fois que le doctorant soutient sa thèse, le projet lui appartient, et c’est le cas du professeur Chadli installé dans la région.

  • Vous avez évoqué les développements de l’IA. Où en sommes-nous aujourd’hui ?

L’IA a évolué au point qu’on parle aujourd’hui d’informatique affective ou d’intelligence émotionnelle. J’ai encadré un doctorant tunisien boursier qui est venu ici et a travaillé sur ce sujet. Elle repart avec trois publications internationales et c’est encourageant pour elle. Elle a travaillé sur une nouvelle intelligence émotionnelle à travers les jeux sérieux, ceux destinés à l’apprentissage, et les jeux ludiques, mais dont le but est orienté vers l’apprentissage. Le choix est pertinent pour la simple raison que les générations actuelles grandissent avec des outils comme les smartphones.

Il s’agit de la génération « Super Mario » qui grandit avec les téléphones et les jeux. Le problème est de voir comment utiliser ces outils dans l’enseignement et l’éducation des jeunes. Les méthodes traditionnelles ont peu d’impact sur eux, ils sont souvent là à vous regarder pendant une heure et demie ou deux heures de cours, et on décèle facilement l’ennui qu’ils éprouvent à vous écouter.

Ils attendent avec impatience le moment où ils pourront se connecter. Et là, ils peuvent passer des heures et des heures sans s’ennuyer. Pourquoi ne pas utiliser des jeux dans nos cours. Dans ce type de jeux à chaque niveau, on apprend un concept. Au final, l’élève aura appris beaucoup de choses sans s’asseoir devant un professeur qui doit endurer au lieu d’apprécier ce qu’on veut lui apprendre.

  • Et sur le plan technique, à quoi cela ressemble-t-il ?

Il existe aujourd’hui des téléviseurs adaptables aux émotions et des jeux dont les scénarios sont adaptés aux émotions des joueurs. l’IA se charge de préparer un scénario propre à son état émotionnel. Le jeu préparera un scénario personnalisé propre à chacun et, même si tout le monde finit par jouer ensemble au même jeu, le scénario n’est jamais le même.

C’est pourquoi j’ai dit dans mon discours que nous allions vers des écrans qui s’adaptent à nos émotions. On va vers ça, c’est à dire que si je suis en colère et que j’ai plutôt besoin de me détendre, l’IA qui a la capacité de reconnaître mon état ne va pas me proposer un film d’horreur par exemple et les téléphones sont aussi personnalisable.

  • Le titre de votre intervention est de l’IA à l’IA distribuée : au-delà du réel et vous avez également évoqué le cinéma. Dans quel contexte ?

S’il y a un lien avec le cinéma, c’est le fait que nous sommes en train de réaliser ce qui a été parfois anticipé de manière très explicite dans certaines œuvres de science-fiction, qu’elles soient transposées au cinéma ou créées directement pour cet art. avoir beaucoup plus d’audience. Il faut toujours garder à l’esprit qu’il y a toujours une face cachée. Les enfants d’aujourd’hui ne vivent déjà plus vraiment avec leurs parents ou leurs proches. Ils sont dans le virtuel.

Ces outils les ont en quelque sorte isolés de la société réelle. Nous avons inventé pour eux un logiciel qui pense à leur place. Quelqu’un qui grandit avec des outils comme ChatGPT pensera-t-il à l’avenir de son pays, par exemple ? La réponse est non. En général, même le cerveau en tant qu’organe de réflexion et de décision tend à devenir inutile et les concepteurs de tous ces outils absorbants ne pensent pas à nous. Nous avons créé des machines qui, aujourd’hui, pensent même à la place des humains qui vont peu à peu devenir inutiles. Le risque est aussi qu’on puisse le diriger comme on veut.

Mécaniquement, tout cela génère des craintes car il y a bel et bien une face cachée de l’IA. Nous aurons tendance à devenir de simples éléments d’une matrice. En effet, on isole l’individu de la société, si on ramène une machine qui pense à sa place, il y a lieu de s’inquiéter pour l’avenir de l’humanité. Il arrive même que pour des usages intempestifs certains oublient de manger et c’est l’envers mais il faut rester optimiste et tirer sur les bons côtés.

  • Les pays qui ont développé ces nouveaux outils souhaitent aller encore plus loin. Par exemple, vous avez évoqué les projets d’Elon Musk qui suscitent beaucoup de polémiques mais il vient d’être adoubé par le nouveau président des Etats-Unis pour disposer d’encore plus de moyens. Et c’est dans ce sens que vous avez évoqué la difficulté d’établir une éthique sur les usages de l’IA. Qu’en penses-tu?

Je ne veux pas faire de politique, mais si, par exemple, j’ai la possibilité d’introduire une puce dans le cerveau d’un être humain (même si au départ c’est pour une bonne cause), je sais que je peux aussi apporter ce que je veux à l’intérieur, notamment faire en sorte de pouvoir le diriger, au moins ses pensées, etc. Cet être humain aura-t-il désormais la possibilité de choisir, d’avoir le libre arbitre ? Ce sont toutes des questions qui demeurent.

  • Pourtant vous avez opté pour cette discipline…

Oui. Je travaille sur l’IA depuis 1990. Je suis un pionnier, même si, à l’époque, on se moquait de moi en disant « à quoi ça va servir ? Changer de domaine, etc. J’y ai cru. J’ai travaillé sur les environnements d’apprentissage, sur l’IA, sur les environnements interactifs pour un apprentissage adapté à l’humain, etc. J’ai été membre du projet SSB (Sahara Solar Breeder Project) en coopération avec le Japon où j’ai dirigé le centre informatique. J’ai travaillé avec des médecins du service de neurologie sur la prévention de la maladie d’Alzheimer, c’est-à-dire agir en amont pour faire fonctionner le cerveau. Nous avons également travaillé avec des personnes sourdes et autistes. Les étudiants que j’ai supervisés et avec lesquels j’ai travaillé sont maintenant mes collègues à l’université.

Bio-express

Bendella Fatima est professeur d’informatique au Département d’informatique de la Faculté de mathématiques et d’informatique de l’USTO-MB. Après avoir préparé son diplôme d’État d’ingénieur en informatique à l’Université d’Oran, elle rejoint l’USTO-MB en 1990 pour préparer une maîtrise en informatique puis un doctorat d’État. Elle dirige l’équipe de recherche INESMA au laboratoire de recherche SIMPA. Elle a été responsable du master « Ingénierie Logiciel et Réseaux », de la formation Master « Ingénierie Pédagogique et Techniques Informatiques » et de la formation doctorale « Ingénierie Informatique ». Ses recherches portent sur l’Intelligence Artificielle, ses fondements et ses applications. Elle a travaillé sur l’intégration de l’IA dans les environnements d’enseignement et d’apprentissage, l’intelligence artificielle distribuée et plus précisément les systèmes multi-agents, la simulation participative et les jeux sérieux.

Elle a dirigé plusieurs projets de recherche et thèses de doctorat, parmi ses travaux : « Micro-jeux et simulation multi-agents participative : procédures d’apprentissage pour lutter contre les rongeurs avicoles », « Aide à la décision pour la mise en place de formations ». « l’apprentissage adapté aux profils cognitifs des personnes autistes », « Gamification de la prise en charge cognitive des patients Alzheimer », « Les interactions émotionnelles des agents virtuels intelligents »… Ses recherches récentes portent sur l’informatique affective et l’intelligence émotionnelle, et plus exactement l’analyse et adaptation des émotions et des affections dans un serious game.

 
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