Un projet artistique « irrévérencieux » a fait son nid clandestinement dans un bâtiment industriel abandonné à Montréal. Des militants ont construit un chic studio de style victorien au milieu des décombres, grâce à une subvention du Conseil des Arts du Canada, pour prouver qu’il est possible d’agir rapidement et efficacement contre la crise du logement.
L’accès se fait par une fine ouverture dans le bâtiment barricadé situé au 4000, rue Saint-Patrick, à deux pas du canal Lachine, dans l’arrondissement Sud-Ouest. L’immense bâtiment de deux étages, couvert de graffitis, est glacial en ce jour de décembre. L’humidité transperce nos os. Toutes les vitres sont brisées. Des débris de verre, de bois et de métal rouillé jonchent le sol.
« Faites attention où vous mettez les pieds », préviennent Marc-Antoine Goyette et Gabriel Lacombe, qui nous guident dans ce fouillis labyrinthique qu’ils connaissent comme leur poche.
Le duo travaille patiemment depuis quatre ans pour créer un cocon douillet au milieu de ce désordre. Pour atteindre leur chambre secrète, vous les suivez à gauche, puis à droite, en contournant les innombrables obstacles qui peuplent ce lieu fantomatique. Ici, un canapé éventré, trois fauteuils délabrés et des bouteilles cassées entourent ce qui était autrefois un feu de camp. Un peu plus loin, des dizaines de poubelles démembrées ont été jetées au sol.
Un escalier branlant nous mène à l’étage supérieur de l’ancienne usine, où règne le même fouillis. Mais un trésor insoupçonné se cache derrière un mur couvert de graffitis. En ouvrant une porte astucieusement dissimulée, vous entrez dans une pièce qui semble sortie d’un magazine de décoration : un lit en bois ouvragé trône au centre de la pièce, sur un magnifique tapis couleur crème. Une tapisserie du même ton orne les murs. Une lucarne éclaire la pièce. On se sent presque gêné de marcher avec nos bottes sur le parquet immaculé.
Soulager la pauvreté
« Ce que nous montons, c’est un squat de luxe », résume Marc-Antoine Goyette, nous racontant l’histoire de ce projet improbable et audacieux, qu’il qualifie de « pied de nez au système capitaliste ».
Les deux amis – l’un est architecte, l’autre ébéniste et designer – ont eu l’idée d’aménager un « salon » pour les sans-abri à l’automne 2020. Indignés par le triste sort des personnes jetées à la rue , les deux idéalistes partent à la recherche d’un bâtiment abandonné qui pourrait servir à soulager la misère des pauvres.
Leurs recherches les ont conduits à l’ancienne usine Canadian Power Boat, le long du canal Lachine, où étaient fabriqués les navires de la Marine canadienne à partir de 1940. Le chantier naval a fermé ses portes depuis longtemps. La Ville de Montréal est désormais propriétaire du bâtiment, abandonné en 2013 après avoir servi de lieu d’entreposage.
Marc-Antoine Goyette et Gabriel Lacombe sont indignés que ce bâtiment de 300 000 pieds carrés soit barricadé à grands frais, par une entreprise spécialisée, en attendant sa nouvelle vocation.
La dignité pour tous
« Nous sommes en pleine crise du logement. Des centaines de personnes dorment dans la rue ou sous des tentes. Nous avons décidé qu’ici, c’était pour tout le monde. Avec beaucoup d’audace, beaucoup de jus et de volonté, on peut se réapproprier l’espace », affirme Gabriel Lacombe.
Audace, dites-vous ? Le duo n’a jamais demandé l’autorisation à la Ville pour développer leur « squat de luxe ». « Nous sommes arrivés sur notre chantier avec nos outils, notre génératrice, nos uniformes et nos casques de travail. Ensuite, nous avons travaillé», résume Marc-Antoine Goyette.
Les créateurs ont obtenu une subvention du Conseil des Arts du Canada pour réaliser leur projet, qui a coûté environ 25 000 $. Ils avaient indiqué tous les détails de leur initiative dans leur demande de subvention. Ce studio est de l’art « subversif », expliquent-ils.
« On s’est dit : on va incarner le faste du victorien, du royal, dans un milieu abandonné et déjà investi par les pauvres. Les pauvres ont droit à la beauté, au prestige, à la dignité. Nous traitons l’accès à l’art comme un besoin essentiel au même titre que le logement », résume Marc-Antoine Goyette.
L’ancienne usine est discrètement habitée par des squatters. Même en plein hiver. En faisant le tour du bâtiment, nous croisons un jeune homme, emmitouflé dans une grosse doudoune, qui quitte les lieux avec son sac à dos. Il ne veut pas parler.
Un studio convoité
Les squatteurs ignorent l’existence d’un petit coin douillet (malgré l’absence de chauffage et d’eau courante) bien camouflé dans cette bâtisse qui se décompose lentement au fil des saisons. Marc-Antoine Goyette et Gabriel Lacombe sont conscients que la salle, même cachée derrière les murs du vaste édifice, risque d’être convoitée après la publication de ce reportage.
Ils disent espérer que ce « projet d’appartements gratuits et 100% subventionnés, construits dans un immeuble municipal », pourra accueillir les personnes qui en ont besoin.
Pour confirmer la valeur extraordinaire du projet, ils ont proposé leur studio en location à 550$ par mois, sur Facebook. Ils ont dû retirer leur annonce au bout d’une journée et expliquer à toutes les personnes intéressées qu’il s’agissait d’un coup monté. Marc-Antoine Goyette affirme avoir été submergé de 240 messages en quelques heures.
« Certaines personnes étaient prêtes à me donner 600 $ pour réserver le célibataire sans même l’avoir visité. Les gens m’ont raconté leur vie. Cela démontre l’ampleur de la détresse actuelle », a-t-il déclaré.
Inspirez-vous des bidonvilles
Le pire scénario, pour les deux militants, serait la démolition de ce trésor caché car l’endroit est « dangereux » et « insalubre » — à l’image des camps itinérants qui ont été démantelés, à Montréal et ailleurs, ces dernières années. semaines, mois et années.
«On jette les gens à la rue en disant que c’est pour leur bien», déplore Gabriel Lacombe. Il a étudié les bidonvilles de l’Inde, dont le plus grand, Dharavi, à Mumbai, pour son projet de thèse d’architecture. Il est convaincu que ce modèle d’organisation sociale peut inspirer le Québec et d’autres pays riches.
Oui, vous avez bien lu : les bidonvilles de l’Inde sont peut-être porteurs de leçons pour le Québec.
« Nous ne préconisons pas les bidonvilles. C’est une réponse de misère à une situation de misère. Mais en Inde, ils ont compris qu’il fallait arrêter de les rabaisser et essayer de les aider », dit-il.
Les bidonvilles sont des « campements » qui deviennent permanents, faute de mieux. Les autorités indiennes ont conclu qu’il valait mieux raccorder les bidonvilles aux réseaux d’égouts et d’électricité plutôt que de les démanteler, souligne Gabriel Lacombe.
Lui et son collègue disent qu’ils aimeraient que la Ville appuie les squatteurs, avec l’appui des gens du réseau de la santé et des services sociaux, plutôt que de les expulser. La Ville n’a pas été en mesure de répondre aux questions de Devoir pendant les vacances.
Un projet de développement prévu sur trois ans
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