Sous la bruine glaciale de décembre, cinq jeunes filles se tiennent silencieusement au centre de Kiev. Je fais partie des rares spectateurs à observer quotidiennement la minute de silence dédiée aux victimes de l’invasion russe.
Il est 9 heures. Les panneaux affichés invitent les passants à s’arrêter une minute, une initiative des autorités rarement suivie.
La foule se précipite hors de la station de métro « Golden Gate », au centre de la capitale ukrainienne, sans s’arrêter.
Une fois la minute d’hommage passée, l’une des jeunes filles, Olia Kozel, étudiante en journalisme de 17 ans, plie sa pancarte en carton et la colle dans son sac.
“Je suis furieuse contre les gens qui ne s’arrêtent pas, qui nous regardent, lisent – je vois dans leurs yeux qu’ils lisent les panneaux – puis continuent leur chemin”, fulmine-t-elle auprès de l’AFP.
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a introduit ce rituel en mars 2022, dans les premières semaines de l’invasion. Mais près de trois ans et des dizaines de milliers de morts plus tard, elle reste mal suivie.
– Métronome –
Olia Kozel appartient à un petit groupe qui tente de le mettre à jour.
Une fois par semaine, lorsqu’il n’y a pas d’alerte aérienne, ces militants se rassemblent pour une mini-manifestation dans un lieu bondé afin d’inciter les habitants de Kiev à s’arrêter pendant 60 secondes.
Pour Olia, cette minute est une manière de vivre, collectivement et individuellement, le deuil omniprésent dans la vie de chaque Ukrainien.
Et cette campagne semble gagner en popularité. La mairie de Kiev adopte donc un texte pour rendre obligatoire une minute de silence quotidienne dans les écoles et dans certains transports publics. Il prévoit également de faire retentir le son d’un métronome dans des haut-parleurs dans toute la ville, de 9h00 à 9h01, chaque matin.
L’idée originale de ce rituel est venue d’Iryna Tsyboukh, journaliste devenue aide-soignante au front et connue en Ukraine sous son nom de guerre, Cheka.
Sa mort au cours des combats en mai, trois jours avant son 26e anniversaire, a déclenché une vague d’émotion.
Kateryna Datsenko, une autre militante favorable au respect de la minute de silence et amie du défunt, a été choquée.
« On s’est posé deux questions au moment de la mort d’Ira (ndlr, diminutif d’Iryna), ndlr. 1- Comment est-ce possible ? (…) 2- (comment) on devrait reprendre son flambeau», a-t-il expliqué à l’AFP, lors d’un meeting dans un bar.
Iryna Tsyboukh a expliqué vouloir un moment de recueillement quotidien pour que chaque compatriote puisse penser collectivement à ses proches. Pour elle, cette communion pourrait aider les gens à gérer les traumatismes personnels et ceux de tout un pays.
Selon le président Zelensky, environ 43 000 soldats ukrainiens sont morts au combat jusqu’à présent, un chiffre que de nombreux observateurs estiment sous-estimé.
L’ONU a pour sa part dénombré 11 743 civils tués, un chiffre encore largement sous-estimé en raison de l’impossibilité d’accéder aux territoires occupés par Moscou.
Datsenko souligne que célébrer la mémoire de chaque personne tuée est une mission impossible au niveau national, mais que la multiplication des initiatives locales, individuelles et communautaires la rendra possible.
– « Amour » –
« La mémoire peut prendre plusieurs formes. Les gens ouvrent des librairies à la mémoire des héros, certains plantent des arbres dans une ruelle et les cultivent, d’autres continuent de reprendre l’œuvre ou les idées” du défunt, poursuit-il.
Pour Anton Drobovytch, ancien directeur de l’Institut de la Mémoire nationale, la minute de silence doit donc être un moment public et intime pour célébrer “ceux qui étaient encore avec nous hier, qui nous ont réchauffé le cœur, mais qui ne sont plus là”.
« Il s’agit d’amour et de mots que nous ne pouvons pas dire aux gens que nous aimons », dit-il.
Si certains ne veulent pas de ce rituel quotidien, estimant que ces souvenirs les emprisonnent dans la douleur, Datsenko estime au contraire qu’il aide à vivre malgré le deuil, d’autant que chaque jour continue d’apporter son lot de morts, de blessures, de peurs.
« C’est un exercice constant d’équilibre entre la vie et la mort, la sécurité et le danger », dit-il, imperturbable face à une soudaine panne de courant due aux attaques russes.
« Ira nous dirait que nous n’en faisons pas assez », glisse-t-il avec tendresse.
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