LSA : Depuis un an et demi, le paysage de la grande distribution alimentaire s’est réorganisé. Intermarché, Auchan et Carrefour y participent activement. À qui profite le plus ?
FV : Chez Kantar, nous pensons en termes de clients perdus, gagnés ou fidèles. Lorsqu’un distributeur achète un concurrent, il achète ses magasins, mais pas ses clients. En poids absolu, l’ensemble Cora-Match détenait près de 3 % de part de marché il y a un an. Arithmétiquement, ces 3 % pourraient s’ajouter à la part de marché de Carrefour, mais cela ne fonctionne pas automatiquement comme ça. Les 759 000 clients gagnés par Carrefour sur les seules 4 semaines de la période 11-2024 ne sont pas exclusivement des clients Cora. Un ancien client de Cora fréquentait également Intermarché, Leclerc… et éventuellement Carrefour. Face à un changement de marque, plusieurs scénarios se présentent : soit le client est attiré par la nouvelle proposition et devient un client régulier ; soit il essaie, mais est déçu et ne revient pas, soit il partage occasionnellement ses dépenses entre plusieurs marques. Ce qui est sûr, c’est que Carrefour reste un acteur puissant en France. 76 % des Français, soit 22 millions de foyers, ont visité au moins une de ses enseignes sur l’année ; cette proportion atteint 68 % (19,8 millions) pour E.Leclerc, qui reste en avance en termes de fidélité, ce qui en fait le numéro un en parts de marché. Et Carrefour a raison d’investir dans la proximité et le web, deux circuits en bonne forme, quand le format hypermarché, arrivé à maturité, décline lentement.
LSA : Est-ce que cela vaut aussi pour Intermarché et Auchan ?
FV : La notion de contribution des clients acquis ou réguliers est éclairante. La contribution des clients gagnés par Intermarché fréquentant auparavant Casino atteint 40 %, quand elle était de près de 100 % pour Auchan et Carrefour sur une période allant de P6 à P10.
Les 759 000 clients gagnés par Carrefour sur les seules 4 semaines de la période 11-2024 ne sont pas exclusivement des clients Carrefour. Un ancien client de Cora fréquentait également Intermarché, Leclerc… et éventuellement Carrefour.
LSA : Cela signifie-t-il qu’Intermarché doit son progrès à d’autres facteurs que le rachat de Casino ?
FV : Les clients réguliers d’Intermarché qui ne sont pas d’anciens clients de Casino contribuent à 60 % au gain de part de marché de l’enseigne, ils consacrent une part importante de leurs dépenses à cette enseigne et continuent de s’y rendre fréquemment.
LSA : Cela va dans le sens d’une domination des groupes indépendants. 2024 est-elle bien leur année ?
FV : Intermarché fait tourner deux moteurs : les clients acquis et les clients réguliers. Le prix est une condition préalable mais n’est ni l’alpha ni l’oméga du commerce. L’expérience d’achat est très importante lorsqu’on visite une marque 30 ou 40 fois par an. Certaines marques parviennent à avoir une très bonne « prédisposition à l’achat ». Les clients sont satisfaits de l’expérience d’achat, recommandent la marque, sont satisfaits de la qualité des produits et des avantages de la carte de fidélité, etc. Le prix est important, mais il existe d’autres facteurs qui pèsent en faveur de la volonté d’achat. C’est ce que nous appelons chez Kantar le « love rating », un indicateur synthétique qui allie expérience et confiance. Et la marque qui a la meilleure note d’amour, la meilleure appréciation auprès de ses clients, c’est E.Leclerc.
LSA : Mais c’est aussi l’une des marques les moins chères…
FV : Certes, mais à la question « qu’est-ce qui motive le plus chez E.Leclerc ? », les clients répondent non seulement au prix mais aussi au choix, au service Internet performant, à la carte de fidélité, aux produits locaux… Quand on fait ses courses plus de 50 fois par an année dans un magasin, vous n’êtes pas motivé uniquement par le prix. Sinon, on irait vers une pure marque discount !
LSA : Ils annoncent tous des objectifs de parts de marché, Thierry Cotillard 20 % d’ici quatre ans, Dominique Schelcher 15 %… Est-ce réalisable ?
FV : À un moment donné, nous atteindrons 120 % de part de marché cumulée ! Je ne peux pas vous dire si Intermarché aura atteint son objectif d’ici quatre ans. Ce qui est sûr, c’est que pour y parvenir, il vaut mieux avoir deux moteurs en marche qu’un seul.
LSA : A quoi ressemble le nouveau groupe Casino ?
FV : Elle subit les conséquences des nombreuses années qui l’ont précédée, où les magasins manquaient clairement d’investissements. Casino compte encore de nombreux clients (10,9 millions de Français) mais qui ne sont pas très fidèles.
À un moment donné, nous atteindrons 120 % de part de marché cumulée ! Je ne peux pas vous dire si Intermarché aura atteint son objectif d’ici quatre ans. Ce qui est sûr, c’est que pour y parvenir, il vaut mieux avoir deux moteurs en marche qu’un seul.
LSA : Après des mois de déclin, Lidl repart. Comment l’expliquez-vous ?
G.LF : L’une des principales raisons de choisir la marque Lidl est le prix. En conséquence, lorsque les prix augmentent en moyenne plus vite qu’ailleurs en raison d’une très forte composante de marques de distributeur, la principale raison de la fréquentation diminue inévitablement et la part de marché de Lidl en souffre. Son retour résulte d’abord des premiers prix que l’enseigne a mis en place pour faire revenir les clients partis ailleurs, par exemple chez E.Leclerc pour ses premiers prix. Ils n’ont pas complètement quitté Lidl, mais ont réduit leurs visites. Il est rare qu’un client quitte complètement une marque.
LSA : Aldi ne connaît pas la même reprise. La marque ne parvient pas à décoller en France, malgré le rachat de Leader Price…
FV : Aldi ne manque pas de clients : 33 % des Français, soit 9,4 millions, s’y rendent au moins une fois par an. Mais nous constatons un déficit d’image. Les clients d’Aldi ne sont pas fidèles. Ils consacrent environ 10 % de leurs dépenses annuelles à la marque, ce qui est bien peu, et ils s’y rendent en moyenne 13 fois par an, alors que la fréquence totale, tous circuits confondus, atteint 110.
LSA : Cela dit, certains progressent sans racheter de magasins. C’est le cas d’E.Leclerc et de U.
FV : Le premier a gagné 190 000 clients supplémentaires cette année. Et U progresse régulièrement depuis quinze ans. Sa principale force réside dans la fidélité de sa clientèle, autour de 30 %. C’est aussi une marque qui connaît un grand succès auprès des ménages plus âgés que la moyenne. Ils consomment cependant moins que le reste de la population. Il est bien accueilli sur tous les articles relatifs à une entreprise citoyenne, aux produits de ma région, aux marques privées intéressantes. Encore une fois, il n’y a pas une seule raison. Le format, moyennes surfaces, joue également un rôle. L’arrivée de Schiever devrait permettre à U d’être performant dans une région où il n’est pas présent aujourd’hui.
LSA : Comment voyez-vous 2025 ? Les modèles axés sur les prix risquent-ils d’être affectés par le ralentissement de l’inflation ?
FV : Les indépendants continueront probablement à progresser, dont E.Leclerc. Mais encore une fois, le prix ne fait pas tout. L’essentiel de la fréquentation d’une marque et de la fidélité est lié à des attitudes et des comportements qui incluent également la proximité géographique et la proximité émotionnelle.
LSA : Mois après mois, les ventes de produits de grande consommation affichent une baisse en volume, même depuis le ralentissement de l’inflation. Est-ce une tendance à long terme ?
Gaëlle Le Floch : La consommation est en berne, sur une tendance à la baisse depuis deux ans et demi. Et les derniers chiffres à fin octobre (cumul courant au 3 novembre 2024 tous circuits) le confirment encore avec une baisse de -0,9% sur les produits de grande consommation et de -1,6% sur les produits frais traditionnels. Les consommateurs sont entrés dans une nouvelle routine d’achat : ils visitent les magasins plus souvent, mais achètent moins d’articles. Et ils ne perçoivent pas de la de réductions de prix, de l’ordre de l’épaisseur d’un trait.
Frédéric Valette: Il faut clairement différencier le pouvoir d’achat du désir d’achat. L’appétit des Français pour la consommation est-il toujours aussi fort ? J’en doute. A cela s’ajoutent plusieurs raisons démographiques, comme la baisse des naissances, la diminution de la taille des ménages, le vieillissement de la population, etc. Il existe une autre explication. En quelques années seulement, la part du e-commerce dans les achats FMCG a considérablement augmenté et représentera, en 2024, 10 % du marché. Aujourd’hui, environ 40 % des Français font leurs courses une fois par an via le e-commerce. Cependant, ceux qui achètent en ligne ont davantage de contrôle sur leur consommation. Ils sont plus rationnels dans leurs achats, fréquentent moins les magasins et « dé-consomment » plus que les autres globalement, c’est-à-dire tous canaux confondus.
Pendant des années, le secteur FMCG a progressé chaque année entre 3 et 3,5% en valeur, porté par la croissance conjuguée des volumes, des prix et une augmentation de la consommation dans un contexte où la concurrence se limitait aux seuls acteurs. du GSA. Ces jours sont révolus.
LSA : Peut-on craindre que la consommation ne revienne jamais aux niveaux d’avant Covid ?
GL F : Nos études montrent que 72% des Français en moyenne ne souhaitent pas dépenser, soit 4 points de plus que l’an dernier. Mais 30 % le souhaitent toujours. Pour eux, c’est presque une question d’identité car ils sortent de plusieurs mois de frustration face à l’inflation. Comme ils n’en ont toujours pas les moyens, un fossé se creuse entre leur désir de consommer et leur capacité d’acheter. Le pouvoir d’achat n’est pas au rendez-vous, la preuve en est qu’un ménage sur cinq se retrouve dans le rouge en milieu de mois. Cette polarisation de la société se ressent clairement à l’approche des fêtes, car c’est une période où les familles veulent faire plaisir aux enfants et préparer des repas de fêtes avec davantage de produits de qualité. On l’a vu lors du récent Black Friday qui a battu des records, et permis à certains consommateurs d’anticiper et de faire leurs achats de Noël à des prix attractifs. Mais cela suffira-t-il à inverser la baisse des volumes observée à nouveau en 2024, malgré une baisse de l’inflation (ou de la désinflation ?) ?
En effet, ce n’est pas parce que vous achetez moins que vous consommez ou mangez moins. Le gaspillage alimentaire atteint un tel niveau : 27 kilos de nourriture sont jetés chaque année. Faire très attention au gaspillage est un levier très puissant qui a joué un rôle non négligeable ces deux dernières années pour limiter également les achats en volume. Pourtant, le pouvoir d’achat reste toujours la première préoccupation des Français selon notre dernière enquête de septembre, en amont des décisions d’un futur gouvernement et du niveau des impôts. Le niveau des prix reste très élevé et nous n’y retournerons pas. Depuis quarante ans, les gens ont droit à une alimentation accessible. Aujourd’hui, ils se rendent compte que c’est fini. Et cela a un effet délétère sur leur perception du pouvoir d’achat et de tout le reste de la consommation (non alimentaire, loisirs, énergie…).
FV : Les grands magasins alimentaires évoluent dans un environnement complexe. Pendant des années, le secteur FMCG a progressé chaque année entre 3 et 3,5% en valeur, porté par la croissance conjuguée des volumes, des prix et une augmentation de la consommation dans un contexte où la concurrence se limitait aux seuls acteurs. du GSA. Ces jours sont révolus. Aujourd’hui, la consommation recule, les achats décélérent en volume et en valeur et les concurrents s’affirment dans les produits de grande consommation, de Fresh traditionnel ou de non-alimentaire, je pense bien sûr à Action, Grand Frais, Picnic… ou aux pure player comme Temu. Tout cela se produit à l’heure où les GSA doivent investir pour répondre aux nouveaux besoins des clients, que ce soit en magasin, sur le plan numérique ou écologique.
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