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Il y a 40 ans, le reportage « Sud Ouest » sur la famine en Ethiopie

Il est 7 heures. L’aéroport d’Addis-Abeba se réveille sous la pluie. Il a commencé à tomber hier, avec la nuit. La RAF Hercules ne décollera pas vers Korem. Trop lourd pour le chemin de terre d’Alamata transformé en bourbier.

En face, les Antonov-12 soviétiques d’Aeroflot sont également immobiles. Ils sont, il est vrai, destinés à d’autres missions, uniquement affectées au déplacement des populations sinistrées. Notre guide, Wouhibé Mariam Getatcheou, a réagi instantanément. Allons voir les gars de World Vision ! » Idée lumineuse. A l’Ethiopian Hotel, au premier étage duquel la secte a ses quartiers, Steve Reynolds, blond angélique et regard amical, après avoir répété le « Sorry » de la RAF, annonce : « Gooo new ! » L’avion à hélice de douze places tentera trois allers-retours vers Alamata.

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Il est parti à 6 heures du matin pour un premier examen avec à son bord trois infirmières de Médecins sans frontières. Le - passe, le ciel s’assombrit et se rapproche de la piste. Enfin, à 9h30, un rugissement qui redonne confiance. Tout petit, l’avion perce la masse grise, grandit et se pose. Quatre hommes en sortent. Le pilote, un Canadien roux, ne se perd pas dans de vaines considérations. « Vite, embarquons ! » »

Les villages du vertige


Village en Éthiopie, décembre 1984.

Archives du Sud-Ouest / Michel Lacroix

Montée dans la purée, puis ciel bleu et soleil. Ça berce, ça craque, mais ça soulage. L’horizon s’ouvre sur un paysage fantasmagorique, dévoilant une succession de plateaux et de sommets s’étageant entre 2 000 et 3 000 mètres d’altitude. L’appareil les frôle et joue avec les courants, ballottés et toujours en équilibre. Pilotage sur corde raide. Partout, tout près de nous, les villages et hameaux du vertige. Quatre, cinq, dix cabanes sont disposées sur des plateformes inaccessibles, coupées du monde. On voit un arpent de terre retournée, quelques vaches, une colonne de fourmis. Des familles y vivent depuis toujours. Magnifique isolement. Terrible isolement.

Dans un cirque grandiose, entouré de montagnes escarpées, une ville de tôles ondulées, de toiles vertes, oranges et noires distribuées par l’Unicef, est le dernier refuge de 52 000 Éthiopiens.

Après une heure de vol, l’immense bassin d’Alamata apparaît. Atterrissage en douceur. Au bord d’un champ, nus comme le dos d’une main, quelques kichib, graar, dere et kitkita, arbres de la région ; des paillotes et une solide maison devant laquelle des soldats en short, armés de mitrailleuses, sont accroupis, indiquent la proximité d’un gros village.

Une jeep RRC nous embarque, cahotant sur une piste bordée d’un incessant cortège d’enfants, de femmes, d’hommes et d’animaux. En agglomération, le conducteur se dirige avec son klaxon. L’Érythrée n’est pas loin. La marée humaine se hérisse de fusils et de bâtons. De là partent les convois approvisionnant les zones sinistrées agitées par la guérilla. Korem est encore à 25 kilomètres, soit trois quarts d’heure de montée sur un chemin caillouteux semé d’ornières. A 2 500 mètres d’altitude, le village. A l’entrée un tronc d’arbre, une autre barrière. Après avoir examiné le permis, les militaires lèvent la barrière.

A l’autre bout de la rue en montagnes russes, bondée de monde, de camions et de troupeaux, il faut se rendre au quartier général de la sécurité. Un fonctionnaire souple comme des croquenots d’adjudant, costume léger et visage figé, récite sa leçon d’un ton monocorde. « Korem, district de Wofla, province du Wollo. 300 000 habitants sont concernés par le Refuge (1) par la réglementation. 200 000 personnes ont été aidées par la Commission de secours et de réhabilitation, Médecins sans frontières et le Save the Children Fund (2). A Korem, il y a 8.992 personnes au Refuge et 15.000 sans Refuge, en plein champ (3). Ils viennent du Wollo et du Tigré. Certains rentrent chez eux après avoir reçu leur ration de céréales. Principaux problèmes du camp : 1. Nourriture ; 2. Vêtements et couvertures ; 3. Les moyens de cuisson des aliments ; 4. Eau ; 5. Tentes et plastique, motopompes et générateurs. Malgré tout, aujourd’hui tout va bien. »

Quelques centaines de mètres plus loin, la découverte du camp balaie les chiffres et rapports de l’administration. Dans un cirque grandiose, entouré de montagnes escarpées, une ville de tôles ondulées, de toiles vertes, oranges et noires distribuées par l’Unicef, est le dernier refuge de 52 000 Éthiopiens.


L’accès à l’eau, l’un des principaux problèmes du camp de Korem en Ethiopie.

Archives du Sud-Ouest / Michel Lacroix

Amdé : 200 kilomètres à pied

Amdé était berger, au nord, dans les montagnes, à 200, 300 kilomètres, peu importe. La distance est mesurée en jours de marche. Il avait quelques vaches, six moutons, des poules et un terrain qu’il essayait de transformer en néant. Il vendit d’abord deux vaches, mangea les autres, puis les moutons et les poules jusqu’à la dernière.

La population vit au rythme de la distribution des céréales et du lait en poudre, de la maladie et de la mort.

Alors qu’il ne restait plus rien, il y a deux mois, il a rassemblé ses affaires, son vieux père, sa femme et ses cinq enfants. Direction Korem, où ils savaient, grâce à un mystérieux téléphone, miracle venu du ciel, qu’ils « donnaient à manger ». Amdé et son peuple ont marché pendant un mois, se nourrissant de racines. Chemin faisant, ils ont enterré deux enfants âgés de 6 et 8 ans. Ils ne figureront jamais sur l’état civil, ni sur la liste des personnes disparues. Leur histoire est celle des 5 000 réfugiés de Korem.

Ils sont arrivés aujourd’hui par dizaines. Usés, fragiles mais dignes, avares de leurs actions pour conserver leurs dernières forces. Dirigés vers un abri en plastique vert, ils se soumettent sans un mot au cérémonial de tonte et de douche administrés à l’aide de boîtes de conserve coupées en deux. Repliés dans une couverture, ils subissent avec le même fatalisme les pulvérisations de désinfectants.

Le docteur Saematio Scheffaiwo, chef de l’organisation sanitaire et M. Eyassu Behshah, directeur administratif, supervisent les formalités d’accueil. Ailleurs, dans les 400 tentes, les 1 844 cabanes en bambou, les 10 hangars de 50 mètres sur 10, ou à même le sol en terre battue, souvent avec leurs chemises en peau pour leurs sacs de contrôle, la population vit au rythme de la distribution des céréales. et du lait en poudre (200 quintaux par jour, ce qui est clairement insuffisant) contre la maladie et la mort.

En chantant : « Farangi, farangi ! »

Dehors, des hordes d’enfants rieurs tapent dans des boules de papier, se poursuivent et se bousculent sans agressivité. Réunis dans un enclos à l’heure du lait en poudre, ils sont trois cents, peut-être plus, qui, lorsque nous apparaissons, scandent « Farangi, Farangi ! » (4) à tue-tête. Une boîte de film qu’on pince pour envoyer le capuchon en l’air illumine trois cents visages d’un bonheur indescriptible. Ils tendent la main sans mendier et ne bousculent pas l’heureux héritier d’un jouet tout neuf.

A l’intérieur des hangars, les médecins et infirmiers de Médecins sans frontières luttent contre la dysenterie, la paramibiase, la pneumonie bronchique, les fièvres récurrentes, le paludisme, la typhoïde, les cancers du foie et de l’intestin, la gangrène et le typhus. Blottis par groupes de quatre, cinq, six, sur des lits de terre tapissés de pierres et recouverts de plastique, hommes, femmes et enfants affamés ouvrent leurs yeux immenses sur l’insondable. Peu de gémissements, pas de cris, quelques cris silencieux. Trop résignés ou trop épuisés pour gaspiller l’illusion d’énergie qu’ils retiennent.

Que pouvons-nous faire sinon continuer à nous battre ?


Médecins sans frontières à Korem, Ethiopie.

Archives du Sud-Ouest / Michel Lacroix

« La rougeole a tué 20 % des enfants. Nous avons réduit le taux à 10 %. Deux cents personnes sont hospitalisées en soins intensifs (raisons médicales). Certains qui, à 2 ans, pèsent 4 kilos, présentent ce qu’on appelle le marasme. La plupart pèsent moins de 70 % de leur poids normal. Que pouvons-nous faire sinon continuer à nous battre ? »

« Ils sont faibles parce qu’ils souffrent de malnutrition, explique Pierre, de Lyon, les enfants meurent d’hépatite, de rougeole, de varicelle. » Ils sont dix-sept de Médecins sans frontières (MSF), six au Refuge, deux en plein champ (3), un au laboratoire, trois à la Clinique des Enfants, située dans le village — mille six cents enfants — trois dans le camp voisin de Kobo et deux logisticiens. Depuis leur arrivée au printemps dernier, ils se battent. En septembre, la mortalité atteignait plus d’une centaine de personnes par jour. Il était quatre-vingt-dix heures en octobre. Il oscille entre vingt-cinq et cinquante en décembre.

« La rougeole a tué 20 % des enfants. Nous avons réduit le taux à 10 %. Deux cents personnes sont hospitalisées en soins intensifs (raisons médicales). Certains qui, à 2 ans, pèsent 4 kilos, présentent ce qu’on appelle le marasme. La plupart pèsent moins de 70 % de leur poids normal. » Que faire, sinon continuer à se battre ? Pour les interventions chirurgicales, les patients sont transportés à l’hôpital de Dessié, la ville la plus proche. « Mais ce qui est habituellement une urgence ailleurs ne l’est plus ici », murmure Pierre.

A proximité, dans un village de toile jaune, plus de deux cents orphelins ne savent plus qui ni quoi, ils attendent. La nuit étend son linceul sur le cirque de Korem. Nuit d’insomnie ou peuplée de cauchemars sur la terre humide et glacée. Le gel brille sous la lune. Ici, le couvre-feu n’a aucun sens. Sous les tentes, le hurlement des courants d’air étouffe les gémissements et les rêves.

L’enfant mort dans ses bras

A 6h30, le ciel devient blanc. À l’extérieur du refuge, les pilotis s’effondrent. Les silhouettes grises se déploient avec soin. Les réfugiés se lèvent avec le jour. Ici et là, la mort de l’un d’entre eux les réveille. C’est un père, une mère, un enfant dont le dernier souffle a été gelé dans la nuit. À l’horizon, le soleil enflamme les crêtes des montagnes. Au sol, des myriades de foyers individuels s’illuminent de rouge et les gâteaux s’amoncellent. Des civières de fortune et des corps d’enfants dans le berceau des bras paternels se frayent un chemin dans le dédale du camp et convergent vers la morgue, un cube en plastique installé en contrebas.

Comment oublier le regard de Jébré l’orphelin, comment oublier la longue marche du père à l’enfant mort ?

Pendant que les officiants procèdent à la toilette des morts, les prêtres, les personnes en deuil et les familles s’accroupissent. Une civière sort, un cortège silencieux se forme et s’éloigne. Suit un père. Grand, avec un masque impassible, il porte sur ses avant-bras son enfant enveloppé dans un sac en toile de jute. Sans un regard en arrière, il se dirige vers la colline, d’un pas large, presque aérien. Sa femme et ses deux petites filles l’accompagnent. Ils vont là-bas, au-delà de la colline et du lac, au loin, pour enterrer leur enfant et leur frère morts dans le bosquet niché au pied de la montagne. Seul. Ils seront une vingtaine ce matin-là pour qui le bosquet sera le dernier refuge contre la souffrance et la faim.

Le camp prend vie. Les autoclaves, les foyers, les fours en terre cuite et la fumée des forges de fortune. Tout le monde est occupé, la vie continue pour 52 000 réfugiés. Devant l’infirmerie où attendent les médecins, la foule grossit. Encore des civières, des enfants immobiles, des adultes qui rampent, des squelettes errants. La consultation sera longue.

Sur le côté, un garçon de 12 ans demande conseil. Il ne sait pas à qui s’adresser. Des yeux immenses, des traits de délicatesse et de noblesse féminines. C’est Jébré Tadik; ses parents sont morts à Korem. Comment oublier le regard de Jébré l’orphelin, comment oublier la longue marche du père à l’enfant mort ?

(1) Abri : abri, désigne également le camp lui-même. (2) Save the Children Fund : fondation anglaise assurant la nutrition des enfants mesurant moins de 1,10 m (selon un accord avec la RRC, commission de secours et de réhabilitation des populations sinistrées) mais orientée vers l’aide au maximum de personnes . (3) Openfield : littéralement, champ ouvert ou zone d’habitation en plein air autour du camp. (4) Farangi : c’est ainsi qu’ils désignent, par une curieuse contraction du mot Frenchies, tous les gens de race blanche.

 
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