Cette brillante adaptation du Prix Goncourt 2018 de Nicolas Mathieu (voir ci-dessous) a été dévoilée en septembre dernier en Compétition de la 81e Mostra de Venise. C’est dans un jardin du Lido que nous avons rencontré ses deux jeunes réalisateurs, Ludovic et Zoran Boukherma. Originaires du Lot-et-Garonne, les deux jeunes cinéastes nous ont expliqué comment, d’une idée de série produite par Hugo Sélignac et réalisée par Gilles Lellouche qu’ils devaient co-écrire, le projet s’est finalement transformé en film, tandis que Lellouche était occupé à préparer et à tourner son propre film Amour oufqui a aussi des échos évidents avec Leurs enfants après eux. Tout comme le roman de Nicolas Mathieu résonne avec l’expérience des frères Boukherma et avec leur film de genre Nounours en 2021…
Quand est-on passé d’un projet de série à un film ?
Zoran : Lorsqu’il a été question que nous adaptions nous-mêmes l’histoire de Nicolas Mathieu, nous nous sommes très vite dit qu’il fallait faire un film plutôt qu’une série. Le livre est très social et, en même -, il est très large, très généreux. Et nous avons voulu transposer cela en scope, sur grand écran. En discutant avec Nicolas Mathieu, cela nous a semblé évident, car nous avions des goûts cinématographiques communs.
Ludovic : Il adore le Nouvel Hollywood. Nous avons parlé Voyage au bout de l’enfer… On s’est dit qu’il fallait amener l’histoire au cinéma. Si on faisait une série, on se disait qu’il faudrait tourner beaucoup, qu’on n’aurait pas le - de s’occuper des choses.
Gilles Lellouche : “Je me suis dit : ‘D’accord, tu as 50 ans, c’est maintenant ou jamais'”
Vous avez conservé la structure des quatre étés du roman…
Zoran : Dans le roman, il y a quatre étés. Mais cela raconte aussi ce qui s’est passé entre les étés et le moment où nous avons quitté la ville. Il y a par exemple tout un passage au Maroc, où Hacine y est envoyé par son père. Il y a des petites excursions avec Steph lorsqu’elle étudie à Paris. La première chose qu’on s’est dit, c’est qu’on voulait rester dans l’arène. Pour renforcer l’idée de confinement. Anthony entend parler du Maroc, de Paris… Il rêve d’aller à Austin. Mais ce sont tous des endroits très vagues. Quand on était enfants, dans le Lot-et-Garonne, il y avait un peu cette idée, quand les gens partaient en vacances, qu’on entendait parler d’ailleurs qu’on n’avait jamais vu. Nous avons choisi de nous éloigner du reste du Monde, comme s’il était impossible d’y accéder…
mouetteLa fin de ce monde que Nicolas raconte très bien dans ses mots, nous l’avons filmé à travers les fantômes des hauts fourneaux…
Le roman de Nicolas Mathieu remporte le prix Goncourt et connaît un grand succès. Est-ce que cela met une pression sur vos épaules ?
Ludovic : Oui, c’était assez stressant.
Zoran : Dans le livre, Nicolas fait des digressions sociologiques d’une incroyable justesse. Comment allions-nous être à la hauteur de cela ? Nous avons pensé à mettre une voix off pour capter un peu ses propos. Mais très vite, on s’est dit qu’une image en disait long. Et nous avons choisi de faire confiance aux costumes, aux décors et surtout aux hauts fourneaux, que l’on voit presque comme un personnage qui, finalement, raconte la fin du monde. La fin de ce monde que Nicolas raconte très bien dans ses mots, nous l’avons filmé à travers les fantômes des hauts fourneaux…
Vous venez du Sud-Ouest. Comment vous êtes-vous approprié les paysages industriels de l’Est de la France ? Vous avez notamment tourné à Hayange, la maquette de la ville fictive d’Heillange…
Ludovic : On s’est quand même vraiment retrouvé dans le livre. Même s’il ne s’agit pas de la même région, les problématiques sont très similaires, notamment celle du confinement. Après, c’est tellement visuel. Les hauts fourneaux sont là ; il suffit de les filmer. Cette usine morte au milieu de la vallée en dit long. Nous avons également découvert que la ville entière est organisée par classes sociales ; ce que nous n’avons pas du tout dans le Sud-Ouest. La ville, les logements ont été construits par l’usine. Il existe des lotissements ouvriers et, selon le rang dans l’usine, il existe des normes de logement différentes. C’est comme si toute la sociologie s’incarnait dans le bâtiment… Ce film est encore une histoire de classes sociales. À l’adolescence, peut-être au début, les différences sociales ne semblent pas exister. Mais, quand on grandit, on est forcément rappelé à l’ordre et on se retrouve assigné à sa classe. Nous avons trouvé très intéressant qu’il soit illustré géographiquement dans la ville.
mouetteCe que dit très bien Nicolas Mathieu, c’est que la France des invisibles, qui a manifesté lors des Gilets jaunes, c’est la majorité du peuple.
Vous filmez les classes populaires sans jamais les mépriser, sans aucun mépris de classe. Comment avez-vous trouvé cette justesse de regard ?
Zoran : Nous sommes vraiment issus de la même classe sociale qu’Anthony. C’est vrai qu’on a vraiment envie de la filmer telle qu’elle est. Après, on ne les filme pas d’en haut, mais on n’est pas non plus des angélistes. On montre aussi toute la violence.
Ludovic : Il y a l’idée de faire un film pour les gens. Nous voulions que le film puisse parler aux gens dont nous parlons. Nous voulions faire un film populaire. Avec l’usage de la musique, moyen un peu grandiloquent du cinéma. Nous avons voulu faire un travail généreux, mais aussi mettre au centre les gens qui sont majoritaires. Ce que dit très bien Nicolas Mathieu, c’est que la France des invisibles, qui a manifesté lors des Gilets jaunes, c’est la majorité du peuple. Nous avons trouvé beau de faire un film sur les gens, à leur hauteur, sans les laisser de côté. On parle d’une classe sociale et les gens de cette classe, qui sont nos parents, nos familles, doivent pouvoir aimer le film.
Paul Kircher, Prix Marcello Mastroianni du meilleur jeune acteur à Venise
Vous avez une utilisation très intéressante de la musique populaire. Dans le film, on entend « Samedi soir sur Terre » de Cabrel, « Allume le feu » de Johnny…
Ludovic : Ce sont des chansons que nous aimons. Nous avons grandi avec des films et de la musique populaires. Quand on écoute Samedi soir sur Terrecela nous touche sincèrement. Il n’y a pas une once de deuxième degré. Il existe également des différences de classe sociale dans la musique. Springsteen et les Red Hot Chili Peppers côtoient Florent Pagny et Cabrel. On trouve assez beau que ces musiques puissent cohabiter, comme dans la vie. Springsteen est notre maître absolu, mais on retrouve aussi la beauté chez Florent Pagny ou Johnny.
mouetteC’est la fin de la classe ouvrière qui crée une séparation entre les descendants d’immigrés et les Français.
Dans ce film, tout le monde est victime du mépris de classe. Même la bourgeoise Stéphanie qui, une fois à Sciences Po à Paris, passe pour un redneck lorrain…
Zoran : Nous aimions l’idée que Steph était la mieux lotie d’Heillange et qu’elle était la seule à avoir un vrai complexe de classe à son arrivée à Paris. Elle est la seule à s’en rendre compte. Ce qui nous a particulièrement plu, c’est qu’il y ait une séparation artificielle au sein d’une même classe sociale. Tout commence par un conflit entre Anthony et Hacine, autour du vol d’une moto. En soi, il ne s’agit que d’un conflit d’adolescence, mais on a l’impression que c’est là que se produit la séparation. Alors que la véritable séparation est celle qui existe entre Anthony et Steph qui, pour une fois, appartiennent à deux classes différentes. On a aimé l’idée qu’à la fin, on dise qu’Anthony et Hacine ne sont pas réconciliés, mais qu’ils appartiennent au même monde. C’est la fermeture de l’usine qui les a séparés. Leurs pères travaillaient ensemble, mais ils sont séparés, car la perspective de l’usine a disparu. C’est un peu l’idée de la fin de la classe ouvrière, qui créait une séparation entre les descendants d’immigrés et les Français. Ils se battent entre eux ou votent les uns contre les autres, même s’ils appartiennent finalement au même monde.
Ludovic et Zoran Boukherma (à l’époque de “Teddy”) : “On voulait parler de la frustration, de la colère qu’on peut ressentir quand on vient d’une classe sociale défavorisée”
Le film et le livre s’appellent « Leurs enfants après eux ». On imagine bien que ces enfants votent aujourd’hui pour le Rassemblement National… Vous utilisez aussi la Coupe du Monde 1998, peut-être le dernier moment de réconciliation nationale en France…
Zoran : La France Noir-Blanc-Beur n’a pas duré très longtemps, puisqu’il y a eu 2002 juste derrière et l’arrivée de Le Pen au second tour… C’est pour cela que le livre s’ancre dans les années 1990. C’est vraiment le moment où la gauche a abandonné les revendications des classes populaires.
Ludovic : C’est bien la naissance de la société que nous connaissons aujourd’hui, avec la montée du RN. Il n’y a pas si longtemps, quand on était au collège, le FN était une honte. En 2002, il était impensable que les jeunes votent pour le FN. Vingt ans plus tard, ces jeunes qui ont agacé le Front National votent en partie pour le RN… Et il y a aussi beaucoup de jeunes qui ont malheureusement évolué vers l’extrême droite…
Le livre de Nicolas Mathieu
Prix Goncourt en 2018, Leurs enfants après eux (Actes Sud) de Nicolas Mathieu est un magnifique roman sur ce que signifie vivre, survivre et grandir dans des périphéries ravagées par la désindustrialisation. L’auteur s’intéresse à la classe ouvrière, aux perdus dans la vie, qui tentent de faire battre leur cœur et leurs désirs sous un ciel alourdi par les dégâts du capitalisme.
Le roman se déroule en Lorraine, près du Luxembourg, autour de la petite ville imaginaire de Heillange, au bord de la rivière Henne (la haine ?). Cela aurait pu se produire près de La Louvière ou à Charleroi. L’histoire se déroule sur quatre étés, entre 1992 et 1998, pour des jeunes âgés de 14 ans au début, 20 ans à la fin. Comme la fin, souvent, de leurs illusions…
Précision et tendresse
Les hauts fourneaux viennent de fermer et les hommes noient leur désœuvrement dans l’alcool. Les seuls événements sont l’arrivée d’un magasin Leclerc géant et la finale de la Coupe du monde. Anthony, Hacine et les autres traînent, fument des pétards, vident les casiers à bières, écoutent Nirvana et vont mater les filles topless au bord du lac.
La grande force du roman de Nicolas Mathieu, c’est de ne jamais être misérabiliste. Il raconte avec une justesse et une tendresse remarquables la vie de ces « invisibles », de ces jeunes abandonnés aux portes de la vie dont le cœur reste comme des étendards, avec leurs rages et leurs désirs, et qui cherchent simplement à vivre et à aimer. G.Dt
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