Ce 19 novembre, les 6 membres du jury du Prix Baillie Gifford de non-fiction ont rendu leur verdict unanime. Le prix a donc été décerné à Richard Flanagan pour Question 7un ” réflexion accomplie sur la mémoire, l’histoire, le traumatisme, l’amour et la mort, couplée à une étude approfondie du fil des événements qui tissent une existence », selon les mots d’Isabel Hilton, présidente du jury.
Outre cette distinction, l’une des plus prestigieuses du Royaume-Uni, Flanagan hérite d’un statut particulier : il devient le premier auteur australien à remporter ce prix et le Booker Prize for Fiction, obtenu en 2014 pour La route étroite vers l’extrême nord(traduit par France Camus-Pichon, Actes Sud).
Finalement, Flanagan devait repartir avec une dotation de 50 000 £ (environ 60 000 €), apportée par le sponsor du prix, auquel il donne également son nom, le fonds d’investissement Baillie Gifford. Mais il a préféré refuser, invitant l’entreprise à « rendre public un plan visant à réduire ses investissements directs déjà minimes dans l’extraction de combustibles fossiles et à augmenter les fonds investis dans les énergies renouvelables».
Un sponsor problématique ?
S’exprimant à l’issue de la cérémonie de remise des prix, via un message enregistré quelques jours plus tôt, Richard Flanagan s’est excusé de ne pas avoir pu recevoir sa récompense en personne : il navigue actuellement ” les étendues sauvages de Tasmanie, à pied […]sans réseau et sans moyens de communication ».
L’auteur australien prend ensuite soin de remercier les membres du jury et de saluer les autres auteurs finalistes pour le prix. Il n’oublie pas non plus le parrain, Baillie Gifford, qui accompagne cette institution britannique depuis 2016 (le prix lui-même est décerné depuis 1999) : « Je remercie également le sponsor, Baillie Gifford, pour son généreux soutien à ce prix et pour tout ce qu’il fait et a fait pour la littérature. » Selon Flanagan, les dons et le parrainage du fonds d’investissement « compter […]à un moment très difficile pour les auteurs».
Outre-Manche, Baillie Gifford multiplie son soutien financier au secteur littéraire, notamment en participant au financement de nombreux festivals du livre. Cette implication très forte dans le mécénat culturel a créé la polémique ces derniers mois, en raison des investissements réalisés par le fonds.
Suite à des enquêtes menées par des organisations non gouvernementales, les investissements de Baillie Gifford dans l’industrie des combustibles fossiles ont été constatés, parmi d’autres, cette fois dirigés vers des entreprises liées à la défense et à la cybersécurité de l’État d’Israël. Entre 2,5 et 5 milliards de livres sterling ont été investis dans l’extraction de combustibles fossiles, selon l’ONG Urgewald et des médias écossais indépendants. Le furetet près de 10 milliards de livres sterling dans des entreprises technologiques dont les produits sont utilisés pour la cybersécurité israélienne, selon plusieurs sources, dont Arts Workers for Palestine Scotland.
Ces investissements ont été jugés problématiques par plusieurs collectifs et groupes de pression, mais aussi par les organisateurs de festivals littéraires britanniques et écossais, qui ont rompu les liens avec Baillie Gifford. Les prestigieux festivals de Hay, celui d’Edimbourg, mais aussi de Borders, Wimbledon BookFest, Cheltenham, Cambridge, Stratford, Wigtown et Henley, se sont distancés du mécène, renonçant de fait à un soutien financier conséquent. Outre-Manche, le collectif Fossil Free Books s’est donné pour mission d’éloigner le monde littéraire des partenaires impliqués dans des écocides ou des opérations jugées néfastes pour la planète.
Nick Thomas, associé chez Baillie Gifford, s’est défendu sur la question du soutien aux entreprises sollicitées par l’État d’Israël : « L’affirmation selon laquelle nous disposons d’importantes sommes d’argent dans les territoires palestiniens occupés est trompeuse et offensante. Baillie Gifford est un investisseur important dans plusieurs sociétés technologiques multinationales, dont Amazon, Nvidia et Meta. Exiger le désinvestissement de ces entreprises mondiales, utilisées par des millions de personnes dans le monde, est déraisonnable et ne sert à rien.»
Trahir “l’esprit de mon livre»
S’il a pris soin de saluer l’engagement de Baillie Gifford en faveur de la littérature, Richard Flanagan rappelle néanmoins la responsabilité de chacun face au changement climatique. “Le monde est complexe. Ces sujets sont difficiles. Personne n’est innocent. Nous sommes tous complices. Les grands libraires qui vendent mes livres appartiennent à des groupes pétroliers, les éditeurs renommés qui publient mes amis appartiennent à des fascistes.» Il évoque plus particulièrement sa propre responsabilité, en tant qu’auteur deQuestion 7. Son travail questionne en effet les conséquences, parfois immenses, des choix et des actions.
S’il n’avait pas craint les sentiments que lui inspirait la jeune Rebecca West, HG Wells, le père de la science-fiction, ne se serait pas enfui en Suisse pour écrire un livre dans lequel il imaginait, en 1912, une arme capable de mettre le monde à terre. en feu… S’il n’avait pas lu ce roman méconnu, le physicien Léo Szilard n’aurait probablement jamais eu l’idée, une vingtaine d’années plus tard, d’une réaction nucléaire en chaîne et, terrifié par ses applications possibles, a tout fait pour convaincre Roosevelt pour équiper son pays de la bombe atomique.
Si les États-Unis n’avaient pas bombardé Hiroshima puis Nagasaki en août 1945, des dizaines de milliers de personnes auraient survécu, mais le sergent Flanagan, prisonnier de guerre japonais, aurait certainement péri et son fils Richard ne serait pas né seize ans. des années plus tard en Tasmanie.Question 7est le récit virtuose, aux accents sébaldiens, d’une série d’événements ; l’examen magistral et déchirant de ce que signifie être en vie alors que tant d’autres sont morts.
– Le résumé de l’éditeur pourQuestion 7
«Mon âme serait agitée si je ne soulignais pas que les forêts tropicales et les landes où je campe ce soir, uniques au monde, sont menacées dans leur existence même par la crise climatique. Si je ne parlais pas de l’impact terrifiant des énergies fossiles sur mon île natale [la Tasmanie, NdR], […] Je trahirais l’esprit de mon livre», a souligné Flanagan, qui assure queQuestion 7a été déclenché par ce constat de la disparition d’un monde.
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Il précise en outre que son refus de la subvention ne doit pas être perçu «comme une critique de Baillie Gifford, mais plutôt le contraire. C’est la croyance en la bonne foi de Baillie Gifford et la recherche d’éventuelles améliorations.»
Selon les déclarations du jury, citées parLe gardiendeux autres auteurs finalistes pour le prix avaient demandé le retrait de leurs œuvres du concours, l’un d’eux soulignant explicitement les investissements de Baillie Gifford. Viet Thanh Nguyen, finaliste, a indiqué sur Instagram qu’il reversait sa dotation de 5 000 £ (environ 6 000 €) à l’association We Are Not Numbers, qui organise des ateliers d’écriture pour les jeunes Palestiniens de Gaza.
La réponse de Baillie Gifford au geste de Richard Flanagan a été immédiate, par la voix de Peter Singlehurst, gestionnaire de fonds de l’entreprise. Il a dit, selonabcla pureté est une illusion», ajoutant que «ce qu’on nous demande est impossible». «Le monde littéraire doit nous accepter tels que nous sommes, ou pas du tout.» Le directeur du prix, Toby Mundy, a assuré vouloir renouveler le partenariat avec Baillie Gifford, qui se termine en 2026.
Photographie : Richard Flanagan, en 2021 (Zamotmum12, CC BY SA 4.0)
Par Antoine Oury
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