Le 12 décembre, le CNRS remettra sa médaille d’or à l’une des spécialistes mondiales de l’épigénétique, Edith Heard. Lise Barnéoud, auteur d’un ouvrage intitulé Les cellules d’école buissonnière published by Premier Parallèle [1]profite de cette occasion pour faire le point sur cette discipline passionnante, qui interroge le rôle de l’environnement et de nos modes de vie sur l’expression des gènes. Cet article a été initialement publié dans la section Des éclats de science de Mediapart.
Vous n’avez pas tout entendu sur l’épigénétique. D’abord parce qu’Edith Heard recevra le 12 décembre la médaille d’or du CNRS pour elle « contributions exceptionnelles à l’avancement de cette discipline « . Mais aussi, parce qu’il ne se passe pas un mois sans qu’une nouvelle publication bouscule notre connaissance des multiples processus qui influencent l’activité de nos gènes, sans jamais toucher à leur séquence ADN.
Dans vos mémoires de biologie, vous avez peut-être retenu cette équation : un gène = une protéine = une conséquence. Cela fonctionne effectivement pour certaines caractéristiques, notamment pour des maladies rares dites monogéniques comme la chorée de Huntington ou la mucoviscidose. Mais sinon, les choses sont toujours plus complexes. D’abord parce que les conséquences visibles (on parle de phénotypes), comme la couleur des yeux, sont liées non pas à un seul gène mais à plusieurs. Ensuite parce que les mécanismes épigénétiques, littéralement au-dessus de la génétique, y mettent leur grain de sel.
« Un livre plein de post-it »
Après avoir séquencé les génomes d’innombrables espèces et individus, il a vite fallu se rendre à l’évidence : les organismes ne sont pas, loin de là, le résultat d’un « programme génétique » inscrit dans leur ADN. D’ailleurs, les scientifiques ont progressivement abandonné cette métaphore du « programme ». Désormais, ils utilisent souvent une autre image pour expliquer le rôle de l’épigénétique : celle d’un livre bourré de post-it. Ces petites notes adhésives, collées sur certaines pages, proposent un autre niveau d’information, mettant l’accent sur certains passages et en négligeant d’autres.
C’est un peu le fonctionnement des marques épigénétiques. De petites molécules se positionnent en effet sur les immenses fils d’ADN qui constituent les chromosomes, modifiant ainsi leur lecture. Si l’on imagine que ces brins d’ADN forment les phrases d’un livre, alors il faut visualiser des pages complètement froissées. Et pour cause : dans l’espèce humaine, si l’on met bout à bout nos 46 chromosomes, cela représente un fil d’ADN long d’environ deux mètres. Or, ce fil est contenu dans une âme d’un rayon inférieur à 10 micromètres !
« C’est comme insérer un fil très fin de 8 kilomètres dans une balle de ping-pong. », illustre la généticienne Corinne Augé, qui vient d’écrire un livre sur l’épigénétique[2]. Résultat : des portions d’ADN se retrouvent parfois tellement compactées qu’elles deviennent inaccessibles à la lecture. Les marques épigénétiques permettent de les lisser ou au contraire de les rider encore davantage. Ils constituent ce que les chercheurs appellent l’épigénome.
Le rôle de l’environnement
A noter qu’il existe d’autres mécanismes épigénétiques capables de modifier la lecture de nos gènes sans affecter la séquence d’ADN. Par exemple, le prix Nobel de médecine a été décerné cette année à Victor Ambros et Gary Ruvkun, deux chercheurs américains qui travaillent sur les micro-ARN, molécules qui interviennent après la lecture des gènes en modulant la synthèse protéique.
Pour donner une idée du rôle central des mécanismes épigénétiques, pensons par exemple à une cellule cutanée versus un neurone. Ces deux cellules ont exactement le même livret d’ADN, mais elles sont très différentes. ” Chacune de nos 215 catégories de cellules possède ses propres marques épigénétiques, et c’est ce qui définit son identité », explains Corinne Augé.
Ces marques se placent très rapidement dans notre livre ADN, au cours de notre développement embryonnaire. Et leur apposition dépend de la position des cellules au sein de l’embryon, précise le chercheur de l’université de Tours. Nous pourrions les appeler des post-it obligatoires et innés.
Mais par la suite, d’autres post-its pourront être ajoutés ou au contraire effacés. On parle alors d’épimutations. Et c’est l’environnement qui va influencer ces nouvelles marques. L’environnement à l’échelle cellulaire, à l’échelle d’un organe ainsi qu’à l’échelle d’un organisme entier. Par exemple, la fumée de cigarette modifie l’épigénome, notamment au niveau des cellules pulmonaires.
Des conséquences souvent difficiles à comprendre
A l’échelle de l’organisme tout entier, un exemple frappant est celui des abeilles : lors de leur développement larvaire, les marques épigénétiques seront très différentes si elles reçoivent exclusivement de la gelée royale ou non. Dans le premier cas, elles deviennent reines, dans le second cas, ouvrières. Avec exactement le même ADN.
De là à imaginer que nous pourrions nous aussi nous transformer en reines avec un régime alimentaire spécifique, il y a un pas immense… que certains franchissent pourtant. Les « cures épigénétiques » ou compléments nutri-épigénétiques commencent à fleurir, pour nous aider à « exprimer le meilleur de notre ADN ».
« Ça me fait sursauter quand j’entends qu’un régime alimentaire spécifique peut sculpter notre épigénomecritic Corinne Augé. À l’âge adulte, nous n’avons aucune preuve que l’alimentation puisse modifier nos épigénomes, ni que ces éventuelles modifications puissent améliorer par la suite notre bien-être.. » C’est là l’une des limites majeures des études en épigénétique : très peu parviennent à lier une épimutation à une conséquence. De plus, beaucoup de ces modifications semblent silencieuses, d’autres disparaissent rapidement.
Et même lorsque nous observons des épimutations spécifiques à un phénotype, comme l’obésité, celles-ci peuvent également être une réponse à une maladie. Par exemple, une alimentation riche en graisses va modifier le métabolisme des cellules, qui vont par la suite agir sur les marques épigénétiques. La relation causale s’inverse ici : c’est l’apparition de la maladie qui va modifier l’épigénome.
En revanche, ce qui n’est pas remis en cause, c’est l’influence de l’alimentation et de l’environnement maternels pendant la grossesse sur les marques épigénétiques du bébé à naître. Comme les abeilles après tout. Car lors du développement larvaire, tout comme lors de notre développement intra-utérin, les cellules – notamment cérébrales – sont particulièrement sensibles aux variations environnementales.
Épimutations et antécédents familiaux
L’une des études les plus souvent citées pour illustrer l’impact de l’alimentation de la mère sur l’épigénome de son enfant est la « cohorte néerlandaise », également surnommée « la cohorte de la faim ». Cette étude rassemble 821 personnes nées à Amsterdam entre le 7 janvier et le 8 décembre 1945, ayant souffert in utero d’une grave famine liée à l’occupation des Pays-Bas par l’Allemagne nazie. Ces individus sont à comparer à près de 1 600 personnes nées juste avant ou juste après la famine dans les mêmes familles.
Les chercheurs ont d’abord observé que les personnes dont les mères ont souffert de famine pendant la grossesse présentaient plus fréquemment que les autres des troubles métaboliques, des maladies cardiovasculaires ou encore des troubles mentaux comme la schizophrénie.
Puis, en comparant l’épigénome des cellules sanguines de ces individus exposés in utero à la famine avec celui du groupe témoin, ces mêmes chercheurs ont découvert des épimutations spécifiques, notamment autour de gènes impliqués dans le métabolisme. ” Nos données concordent avec l’hypothèse selon laquelle les facteurs épigénétiques jouent un rôle d’intermédiaire entre un environnement prénatal défavorable et la santé métabolique à long terme. », concluent les auteurs, tout en reconnaissant que le lien de cause à effet reste encore à élucider.
Un effet potentiel à long terme
« Le fait que l’on détecte soixante-dix ans plus tard une signature épigénétique qui semble spécifique de l’exposition in utero à la famine montre que ces marques persistent et peuvent donc avoir un effet à long terme. », commente Patrick Allard, un chercheur français qui a créé son propre laboratoire intitulé « Mémoire environnementale » à l’Université de Californie, aux États-Unis.
Et la prochaine génération ? Ces épimutations peuvent-elles être transmises à une descendance non exposée à la famine ? C’est la grande question qui divise encore les spécialistes. Pour tenter de répondre à cette question, les enfants des individus exposés in utero à cette famine ont été comparés à des groupes témoins et toutes sortes de conclusions en ont découlé. Ainsi, la progéniture des femmes exposées in utero était plus lourde à la naissance, tandis que celle dont les pères avaient été exposés in utero était plus lourde à l’âge adulte.
Ces spécificités pourraient-elles s’expliquer par des marques épigénétiques transmises par les parents ? Théoriquement, la plupart de ces épimutations sont censées disparaître à deux moments clés : juste après la fécondation et au moment de la production des gamètes. Comme une double sécurité pour que tous les post-its soient retirés du livre avant de le donner à la génération suivante.
Des marques transmises aux générations suivantes ?
« En réalité, nous ne faisons pas table rase, certaines marques restent », souligne Patrick Allard, qui mène notamment des études sur le ver C. elegans – un modèle animal de laboratoire – démontrant la persistance de modifications sur plus de cinq générations. ” Cette persistance transgénérationnelle a également été observée chez les plantes, les levures, les poissons zèbres, les mouches des fruits… Je ne vois pas pourquoi nous serions différents du reste du vivant sur ce point. », note le chercheur, qui regrette une certaine forme de résistance au sein de la communauté scientifique envers cette hypothèse.
Edith Heard, qui fait plutôt partie des sceptiques, a reconnu cette année que la « preuve de principe » d’une transmission transgénérationnelle d’épimutations chez les mammifères avait été apportée en 2023 par une étude sur des souris. Il s’agit cependant de modifications induites artificiellement, via des manipulations épigénétiques. Ce qui pourrait biaiser les résultats. En outre, ” les scientifiques ont essayé d’autres épimutations qui n’ont pas persisté », affirme Patrick Allard. Ce qui suggère un phénomène rare plutôt qu’une norme biologique.
Admettons cependant que cette transmission transgénérationnelle soit possible chez l’humain. ” Dans ce cas, on échappe à un mal pour tomber dans un autre », analyse Michel Morange, historien et philosophe de la biologie. En fait, l’épigénétique devrait nous libérer du fatalisme biologique, nous éloigner de notre condition génétique originelle. Mais si certaines épimutations s’avéraient finalement stables et transmissibles, une autre forme de déterminisme émergerait, liée aux expositions et aux modes de vie de nos ancêtres. ” Les parents pourraient se sentir coupables si leur enfant est malade à cause de son comportement ou de son alimentation ! », souligne le chercheur français. Bref, ce qui était censé « nous libérer de nos gènes » pourrait donc s’avérer encore plus culpabilisant…
Nous sommes certainement plus que nos gènes puisqu’une multitude de post-its modulent leur lecture. Cependant, l’épigénétique ne peut se résumer à une nouvelle équation simpliste telle que : un environnement = une épimutation = une conséquence. N’en déplaise à ceux qui espéraient trouver une révolution libératrice dans cette discipline.
[1] Lise Barnéoud a également proposé une Tedx Talk sur le thème du microchimérisme : Cellules délicates, comment le microchimérisme remodèle nos vies
[2] L’épigénétique et le cou de la girafe, publié par HumenSciences
NDLR : L’article de Lise Barnéoud est reproduit ici avec l’accord de l’auteur.
Photo : iStock
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