Plan de bataille – actif Action directe de Ben Russell et Guillaume Cailleau
Chez Elias Hérody
Après leur documentaire sur les mobilisations grecques de 2011, Ben Russell et Guillaume Cailleau positionnent leur caméra 16 mm dans la zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame des Landes (44), mettant à l’honneur l’esthétique contemplative qui les caractérise du collectif. le service et sa lutte politique. Projet égalitaire, Action directe par sa captation et sa perception, il nous rend sensibles à ce territoire anachronique, laboratoire d’une nouvelle expérience politique.
Nous devrions percevoir Action directele dernier ouvrage de Ben Russell et Guillaume Cailleau, comme avatar d’un formalisme d’avant-garde qui dépolitise et aliène le sujet qu’il est censé représenter ? La forme contemplative du film correspond en fait à une conception bien particulière du cinéma documentaire : les deux cinéastes revendiquent une esthétique de la durée à travers le prisme de très longs plans séquences.
S’immergeant dans la zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame des Landes (44), Russell et Cailleau affirment néanmoins une approche qui reconfigure le rapport éthique et esthétique aux luttes politiques.
Dans le cinéma mondial, Ben Russell et Guillaume Cailleau appartiennent clairement à une certaine aristocratie. Par aristocratie on n’entend absolument pas ces quelques noms qui monopolisent les sélections officielles des festivals internationaux. Cailleau et Russell ont certainement remporté le prix en 2024 Datationcelui d’une sélection subalterne du Festival de Berlin, mais leur cinéma se contente d’une marginalité, bien cultivée dans le temps.
Si Cailleau et Russell se démarquent, c’est parce que leur conception du cinéma et leur méthode de travail ont quelque chose de surannée dans le sens où ils continuent de cultiver la durée et le médium filmique. On pourrait donc s’étonner de voir ces soi-disant aristocrates consacrer leur dernier ouvrage à l’espace anarchique de la ZAD de Notre-Dame des Landes (44) où leurs préceptes, que l’on pourrait qualifier de posture formaliste, s’appuient sur des techniques lourdes ( caméra 16 mm positionnée sur un support), définissent en effet une approche qui Action directe aide à clarifier.
Lorsqu’ils tournent ensemble, Cailleau et Russell prennent le collectif pour sujet. Ils se sont rencontrés dans le quartier anarchiste d’Exarchia, à Athènes, où ils ont réalisé ensemble le court métrage Mesures d’austérité en 2012, se concentrant sur la lutte des Grecs contre la politique d’austérité au moment de la crise de la dette publique. En 2022 ils installeront leur caméra à la ZAD de Notre-Dame des Landes. Grâce à Guillaume Cailleau, issu d’une famille paysanne de l’Ouest de la France, ils entrent en contact avec les habitants qui les autorisent à y tourner. Débutant fin 2022, les tournages s’étalent par intermittence tout au long de l’année 2023, chaque séance de dix jours étant espacée de deux mois.
La présence active de l’équipe de tournage dans la ZAD de Notre-Dame des Landes va de pair avec une participation à la vie de ce territoire. Axées largement sur les actions et le travail des Zadistes, les quarante séquences du film mettent en scène des tâches qui ne sont pas étrangères à Guillaume Cailleau et Ben Russell. Au contraire, cette durée des projets – près de dix minutes chacun – est assimilée à un processus de connaissance, à la fois pratique, au prisme de la collaboration de l’équipe au travail collectif, puis herméneutique, durée qui montre en entier l’avancement des tâches et les nouvelles actions qu’elles impliquent.
Ces gestes combinent aussi un certain archaïsme – à la place des tracteurs, les zadistes utilisent des chevaux de trait – ou une certaine modernité comme l’enregistrement moderne de la musique ou l’utilisation de machines à couper le bois. Ces anachronismes sont eux-mêmes motivés par des enjeux très pratiques : les moyens utilisés dépendent des dons reçus des habitants de la ZAD.
D’une manière ou d’une autre, Action directeobservant l’œuvre, il porte un nouveau regard sur la technique. Le geste (la technique corporelle), la machine (l’objet technique) ou le dispositif de mise en scène (la technique cinématographique) sont reconfigurés par l’environnement ZAD, à travers la promotion de nouveaux modes d’existence. Alors que la machine marque, selon la conception marxiste, la confiscation du travail accumulé par le prolétariat et, en cela, son aliénation, la production, dans le cas Action directepar le geste ou la mécanique, il participe à un objectif commun dicté par l’organisation ZAD.
S’il y a quelque chose de l’ordre de la survie dans Action directec’est dans la manière dont les gestes de lutte recomposent le quotidien, dans la manière dont le travail et les journées des êtres se transforment en lutte.
Gilbert Simondon définit l’objet technique comme un objet philosophique, régi par un rapport à la pensée et à la culture. Ainsi, selon le philosophe, l’homme et la machine entretiennent une relation éthique qui doit être rétablie. La réappropriation de diverses méthodes, au fil du film, vise une autonomie, c’est-à-dire une désaliénation, mais cette reconfiguration s’opère, pour les zadistes comme pour les cinéastes, selon un rapport idéologique qui redéfinit le rapport des habitants à leurs habitants. outils.
Dans la scène d’ouverture, un habitant de la ZAD présente à la caméra les archives vidéo des mobilisations passées : de la création de la ZAD en 2009 à son expulsion en 2018, en passant par l’opération César en 2012-2013. C’est donc après la bataille qu’arrivent Cailleau et Russell. Ce moment rétrospectif fait revivre l’histoire du lieu comme un exergue, une allusion pour justifier son exclusion. En ce sens, on pourrait penser que ces cinéastes s’intéressent davantage à « l’utopie concrète » qu’à sa réalisation. Si l’utopie est concrète, elle l’est moins dans le sens où elle formalise et concrétise des idéaux abstraits que dans la manière dont l’autonomie de la ZAD produit de nouveaux gestes.
Chaque séquence cadrée du film est fixe, cadrée uniquement de manière à capturer l’action qui se déroule. Très long, le film documentaire comporte peu de déchet : pendant douze heures il se précipiteon arrive à trois heures et demie de film. En effet, le tournage sur pellicule a obligé les réalisateurs à réfléchir et à discuter de chaque plan. Ainsi, le projet documentaire de Guillaume Cailleau et Ben Russell frappe par la façon dont il prend une tournure laconique, diffusant les plans comme des intrigues non entièrement délimitées.
Parce que cette scène d’ouverture compare les images d’archives numériques, compilées sur ordinateur, et la caméra argentique, une lourde caméra 16 mm, elle permet de comprendre la manière dont Cailleau et Russell vont raconter l’histoire. L’image tremblante de la caméra vidéo portable ou du téléphone contraste avec le cadrage composé et stable de l’image cinématographique. L’image numérique, dans le film, fait référence à un contexte historique, au début du film, et à un contexte géographique, en son milieu. C’est en regardant dans les yeux d’un drone, et plus particulièrement de l’habitant qui le guide et commente en direct les images, que l’on finit par découvrir la topographie de la ZAD vue du ciel. Ces images, renvoyant à un environnement plus large, restent constamment médiatisées par le regard des habitants.
En négatif, le film ou l’image analogique conçoit ses plans à hauteur des yeux, du moins au niveau des gestes, optant le plus souvent pour des gros plans ou des gros plans. Cailleau et Russell n’entendent pas écrire l’histoire des lieux, prescrire un discours sur lui, et ils s’appuient sur d’autres images et d’autres paroles beaucoup plus éclairées. Puisque le tournage s’accompagne d’une immersion dans la ZAD, d’un point avec les habitants, Cailleau et Russell ne documentent que ce dont ils sont témoins.
Si chaque plan constitue un bloc et développe une certaine écoute des images, le montage, le passage d’un plan à l’autre, n’est pas arbitraire. Cela produit des connexions, notamment lors du premier mouvement du film qui enchaîne la démolition d’un mur, la coupe du bois et son fendage où la destruction est suivie du voyage des matériaux utilisés pour la reconstruction du bâtiment. Ces liens symboliques recherchent la continuité et le montage par association crée une structure d’ensemble, reliant chaque personnage. Cette conception du montage alimente l’idée, formulée par les réalisateurs, que le geste n’est pas valable en soi mais que tout plan rassemble un geste collectif, idéologiquement déterminé.
Mais, soudain, arrive mars 2023. Alors qu’un rendez-vous assez obscur laisse présager une mobilisation à Sainte-Soline contre les méga-bassins créés par l’agro-industrie, le film bascule dans un autre ordre. L’élevage de ses deux premiers tiers cède la place aux combats. Si les plans restent fixes et longs, ils obligent les cinéastes à s’éloigner de la bataille, la lourdeur de l’appareil les empêche d’échapper aux grenades.[1]. La violence des affrontements se produit ainsi à distance, annulant à la fois l’image télévisée qui commente chaque plan, et l’image militante ou de contre-information, souvent impliquée dans les affrontements.
Ce qui est frappant, c’est la mise à distance des affrontements car elle permet enfin à un groupe, un collectif en lutte, d’apparaître à l’écran alors que jusqu’à présent on suivait de petites assemblées ou des individus travaillant dans la ZAD. Ainsi, un plan, dans lequel la caméra est positionnée au-dessus d’une tranchée, suit les manifestants en retraite, se soutenant et s’entraidant. Au centre de ce projet, les mains de ceux qui restent pour accompagner les autres redessinent de nouveaux gestes : la vie en ZAD et la lutte ne sont pas des choses antagonistes, elles se complètent.
Alors, quand on voit les manifestants extraire des pierres du champ pour les utiliser comme projectiles, une coupure nous ramène à la ZAD où deux hommes arrachent les mauvaises herbes d’un jardin collectif. La survivance du geste de lutte se retrouve dans celle du « temps de paix », un temps assez illusoire puisqu’après Sainte-Soline les perquisitions policières sur la ZAD ont repris. Mais ce geste, ce rapport renouvelé à la terre et au territoire, rappelle les origines politiques de la ZAD, qui est le résultat d’une lutte. S’il y a quelque chose de l’ordre de la survie dans Action directec’est dans la manière dont les gestes de lutte recomposent les gestes quotidiens, dans la manière dont le travail et les journées des êtres se transforment en lutte. Même la ZAD ne se manifeste pas comme une utopie autarcique mais comme un espace de luttes, qui accueille les uns et converge avec les autres.
En définitive, la pratique documentaire de Ben Russell et Guillaume Cailleau n’a rien du formalisme que veulent volontiers leur attribuer leurs détracteurs : cette forme contemplative marque une éthique de la représentation, celle de mettre le cinéma au service d’un collectif et de ses nouvelles normes. Le choix du support cinématographique et de la durée contrecarre les attentes d’un film sur une lutte collective mais n’exclut pas sa signification politique. Puisque la ZAD s’oppose à l’ordre capitaliste, la méthode de Cailleau et Russell vise à contredire les formes visuelles dictées par l’économie.
Sur la ZAD, le collectif Les Écossais il avait déjà utilisé le support cinématographique (ici la caméra Super 8) pour tourner des films de fiction. Le film réutilisé pour le tournage a été jugé conforme aux principes écologiques de la ZAD et de clandestinité des personnes filmées, l’image numérique risquant d’être volée par la surveillance policière. Ce n’est pas vraiment le préjugé de Cailleau et Russell qui cherchent, à travers le prisme du médium analogique, à introduire le temps comme espace commun. Il y a donc une relation renouvelée entre les spectateurs et l’écran mais aussi entre la caméra et la personne filmée qui se traduit par un partage du temps vécu.
Action directe c’est finalement un projet égalitaire qui, par sa durée, sa captation et sa perception, rend sensible un territoire anachronique, plus tout à fait passé, pas encore futur, lieu d’une nouvelle expérience politique.
Action directeBen Russell et Guillaume Cailleau, 20 novembre 2024.
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