La réélection de Donald Trump doit aussi offrir aux Européens l’opportunité de déterminer enfin leur objectif de guerre, analyse l’ancien secrétaire d’État français Pierre Lellouche. Défaite sur penalty contre l’Ukraine.
Près de trois ans après son déclenchement, la guerre en Ukraine sera l’un des premiers problèmes auxquels le président Donald Trump sera confronté après son entrée en fonction à la Maison Blanche en janvier. Sa proximité avec Vladimir Poutine et sa volonté de réduire les dépenses militaires font craindre que les intérêts de l’Ukraine ne soient sacrifiés. Les Européens se retrouvent isolés face à l’expansionnisme russe. Critique de la manière dont les Européens traitent le dossier ukrainien, publie l’ancien secrétaire d’État français chargé des Affaires européennes Pierre Lellouche Engrenages (1). Décryptez les évolutions possibles de la guerre en Ukraine après le changement de présidence des Etats-Unis.
La réélection de Donald Trump peut-elle changer le cours de la guerre en Ukraine ?
Au bout de trois ans, le conflit s’est transformé en une guerre d’usure extrêmement pénalisante pour l’Ukraine. Le pays est au bout de son voyage. Si l’on compte 300 000 à 350 000 morts et au moins 700 000 blessés de tous côtés, le bilan s’élève quand même à un million de victimes! Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche pourrait accélérer la solution. C’est au moins l’occasion pour les Occidentaux de se poser enfin la question de savoir quel est leur objectif de guerre. On connaît celui de la Russie, qui a évolué d’une opération policière à la tchécoslovaque en 1968 – qui a échoué – à une guerre de conquête de la partie du territoire ukrainien – le Donbass et la Crimée – que les Russes considèrent comme russe. Ils souhaitent également que l’annexion de ces territoires soit reconnue dans un traité de paix. garantir la neutralité de l’Ukrainece qui a toujours été leur objectif principal depuis l’indépendance du pays en 1991 : empêcher l’Ukraine de se déplacer vers l’ouest dans le giron de l’OTAN. Face à cette revendication russe, que voulons-nous, nous Occidentaux ? Nous ne le savons pas encore. L’objectif affiché est de soutenir l’Ukraine « aussi longtemps que nécessaire ». Mais qu’est-ce que cela signifie exactement ? Arrêter la « poutinisation » du monde, comme l’a dit le ministre français des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot ? Renverser Poutine et aller à Moscou ? Battre les Russes ? Et quand le président français déclare qu’il faut « empêcher la Russie de gagner cette guerre », que veut-il dire ? Le battre militairement ? Pousser les forces russes hors d’Ukraine ? Le problème est que l’Ukraine ne parviendra pas à elle seule à chasser les forces russes de son territoire. C’est prouvé.
« Qui garantira la sécurité de l’Ukraine et qui financera sa reconstruction ? Pour Trump, ce sera un problème européen.”
Les Européens et les Américains ont-ils péché par manque de stratégie ?
Certainement. Les Américains et les Européens ont mené une guerre sans enthousiasme. Dès le début, le président Joe Biden a déclaré qu’il ne voulait pas d’une « Troisième Guerre mondiale ». Il a mis sur la table des règles assez claires : pas de soldats occidentaux sur le terrain, pas de livraisons d’armes à longue portée pouvant toucher la Russie, pas de « zone d’exclusion aérienne »… Donc, pour des raisons mathématiques simples – il y a 30 millions d’Ukrainiens contre 145. des millions de Russes – et comme il y a de moins en moins de matériel disponible – l’Europe n’en a plus, les Etats-Unis doivent assurer les fronts du Moyen-Orient – Orient et Asie -, Les Ukrainiens ne peuvent pas gagner cette guerresi la victoire signifie chasser les Russes du territoire ukrainien. Le chef d’état-major américain, Mark Milley, l’a déclaré publiquement dès fin 2022.
À partir de ce moment-là, soit l’OTAN et Trump décident de s’engager sur le terrain, ce qui est extrêmement improbable, et un conflit mondial s’ouvre avec la Russie, une « Troisième Guerre mondiale » dont personne ne veut. Soit il faudra s’asseoir autour de la table des négociations, quoi qu’en disent Emmanuel Macron et certains de ses collègues européens. parvenir à un cessez-le-feu, organiser une zone démilitarisée le long de la ligne de frontdéployer des soldats, probablement européens, pour assurer la démilitarisation de cette zone. Dans le même temps, il faudra organiser un statut de neutralité puisque les Américains ne voudront pas de l’Ukraine dans l’OTAN… Se posera alors la question des garanties de sécurité. Qui garantira la sécurité de l’Ukraine et qui financera sa reconstruction ? Pour Donald Trump, ce sera clairement le problème des Européens. Pour lui et son vice-président, J.D. Vance, il ne fait aucun doute que les Américains prendront en charge la sécurité et la reconstruction de l’Ukraine. Nous, Européens, sommes donc confrontés à un défi absolument considérable auquel nous ne sommes pas du tout préparés. Je suis très en colère contre ceux que j’appelle les « somnambules » (NDLR : référence à la situation en 1914, à l’aube de la Première Guerre mondiale)dont Ursula von der Leyen dont la réponse habituelle est « Je m’agrandis, je m’agrandis ». Il veut élargir l’Union européenne à l’Ukraine, à la Géorgie, aux pays des Balkans, soit à trois zones de tension avec la Russie…
L’Europe peut-elle garantir la défense de l’Ukraine en cas de désengagement américain ?
Pas pour le moment. Notre industrie de défense est pratiquement à l’arrêt depuis 30 ans faute de commandes. Nous avons massivement désarmé. Nous avons fermé les usines. Pour redémarrer un outil industriel, acheter du matériel, recruter et former du personnel, cela prend du temps, plusieurs années. En matière d’armement, nous sommes au niveau des « champions ». Des pays comme la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ne disposent chacun que de 200 chars. alors que près de 4 000 ont été détruits depuis le début de la guerre… Il y a 200 avions de chasse dans chacun de ces trois grands Etats européens. Il en va de même pour la marine. Il faut du temps et de l’argent pour réarmer l’Europe. Nous devrions investir au moins 100 milliards d’euros par an dans la défense. Puisque Ursula von der Leyen prévoit d’allouer 500 milliards à la transition énergétique et que la reconstruction de l’Ukraine coûtera environ 700 milliards, si nous voulons l’entreprendre, nous devons changer complètement de braquet et passer à l’économie de guerre dont tout le monde parle. à propos et personne ne le fait.
Pourtant, la question de savoir si les Européens prendront en charge leur propre défense se pose depuis quelques temps…
Aujourd’hui, en effet, nous nous vantons de la défense européenne et de l’autonomie stratégique, tout comme nous nous vantons depuis trente ans des dividendes de la paix. Malheureusement, les chiffres sont catastrophiques. Nous avons laissé l’Europe sans défense, nous l’avons remplie de gaz russe en disant que nous élargirions l’OTAN. En fin de compte, nous nous trouvons dans une situation insoluble car nous n’avons jamais voulu choisir une stratégie à l’égard de l’Ukraine. Il y avait trois possibilités. Soit nous l’avons laissé sous influence russe, comme c’était le cas depuis 1945. Soit nous l’avons accueilli dans l’OTAN, mais dans ce cas il a fallu s’armer et avertir les Russes que nous le protégerions, ce que nous n’avons jamais voulu faire. Faire. Ou encore, on a tenté de construire un pont avec l’Occident en l’associant progressivement à l’Union européenne… Mais cette stratégie n’a jamais été sérieusement réfléchie ni mise en œuvre. L’Ukraine souffre depuis la fin de la Seconde Guerre mondialeindifférence générale et gestion erratique des Américains. Le conflit a eu des conséquences économiques importantes sur l’inflation et les coûts énergétiques dans nos pays, ainsi que sur la délocalisation de nos entreprises vers les Etats-Unis, accélérée par l’Inflation Reduction Act… D’où ma critique fondamentale depuis le début de cette guerre : je peux comprendre l’émotion et l’idée de punir l’agresseur, mais l’émotion ne peut pas remplacer un objectif stratégique et encore moins de stratégie. Si nous ne nous engageons pas sur un objectif précis, nous risquons de nous retrouver dans une situation où si l’Ukraine perd, l’Europe perd avec elle.
Un accord de paix pourrait-il être conclu entre Donald Trump et Vladimir Poutine, évidemment au détriment des Ukrainiens ?
Ce n’est pas une histoire de « préjudice ». L’enjeu est de sauver l’Ukraine et d’arrêter le massacre. S’il y a un accord, il sera conclu sur la base de celui négocié et qui serait conclu en mars-avril 2022. Il prévoyait la neutralité de l’Ukraine et la possibilité de son intégration dans l’Union européenne. Un accord territorial devait également être conclu entre Zelensky et Poutine. Si cela devait aboutir au contrôle territorial d’une partie de l’Ukraine par les Russes, nous, en Occident, ne le reconnaîtrions pas, pas plus que nous n’avons reconnu la division de l’Allemagne ou celle de Chypre. L’Ukraine aurait ainsi la possibilité de se reconstruire et de se donner un avenir, également avec l’aide de l’UE. L’alternative, à savoir la poursuite de la guerre et la destruction systématique de l’Ukraine, ne me semble pas être la meilleure option ni celle que nous devrions encourager, ni pour nous ni pour l’Ukraine. Il faut garder à l’esprit qu’en 1991 l’Ukraine comptait 52 millions d’habitants ; elle en compte aujourd’hui environ 30 millions. Avant la guerre, il y avait dix millions d’exilés économiques. Et huit ou neuf millions d’Ukrainiens sont partis depuis le début du conflit. Le pays a perdu plus d’un tiers de sa population. Et c’est détruit.
“Si l’Europe veut garantir la sécurité de l’Ukraine, nous devons passer à l’économie de guerre dont tout le monde parle et dont personne ne parle.”
Est-il possible d’imposer un statut de neutralité à l’Ukraine alors qu’on lui a tant promis ?
C’est l’une des ironies de cette histoire. George Bush Sr. (NDLR : Président de 1989 à 1993) il ne voulait absolument pas introduire l’Ukraine dans l’OTAN. Il ne voulait même pas que ce soit indépendant. George Bush Jr. (NDLR : Président de 2001 à 2009) il souhaite, comme il l’a démontré lors du sommet de Bucarest en 2008, rejoindre immédiatement l’Alliance atlantique ; Sarkozy et Merkel l’ont bloqué. Le compromis final était le pire possible : l’Ukraine et la Géorgie étaient « destinées » à rejoindre l’OTAN mais entre-temps, aucune d’elles n’était protégée par l’Alliance. ET après le début de la guerre, c’est Biden qui ne voulait plus que l’Ukraine rejoigne l’OTAN. L’ironie suprême de cette histoire est que la guerre a commencé en raison de la perspective d’une expansion de l’OTAN en Ukraine, et qu’aujourd’hui ce sont les Américains qui ne veulent pas que cela se produise. Essayez de comprendre.
Comment la guerre en Ukraine a-t-elle marqué le début d’un grand changement dans le monde ?
La guerre en Ukraine a accéléré les changements sismiques déjà en cours dans l’équilibre des pouvoirs entre les nations. En armant l’Ukraine à partir d’avril 2022, nous sommes entrés dans une guerre par procuration avec la Russie. Cela a eu plusieurs conséquences. La première : une alliance entre La Russie et la Chinequi était le cauchemar de Kissinger, flanqué de deux pays parfaitement toxiques, Corée du Nord et Iranles quatre que je nomme dans le livre »Cavaliers de l’Apocalypse« . Derrière eux se sont rassemblés le « Sud global », c’est-à-dire de nombreux dirigeants qui ont de bonnes raisons de vouloir mettre fin à la domination américaine et occidentale. Notamment tous les pays, et ils sont nombreux, qui font l’objet de sanctions américaines. De nombreux dirigeants des pays du Sud en ont assez de la domination du dollar qui sous-tend ces sanctions et des leçons morales qu’ils reçoivent. Ce monde s’organise. Nous l’avons vu à Kazan, en Russie, lors du sommet des Brics du 22 au 24 octobre, où Poutine a remporté une victoire diplomatique considérableobtenant également la présence du secrétaire général de l’ONU, Antoine Guterres. On voit émerger ce monde qui n’est pas homogène, chacun a ses intérêts propres, mais qui partage une conviction, l’opposition au système de domination occidentale.
(1) Engrenages. La guerre en Ukraine et le tournant du mondedi Pierre Lellouche, Odile Jacob, 368 p.
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