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La sécurité d’une victime de violence domestique est-elle garantie ?

C’est la question que se posent aujourd’hui diverses ressources pour femmes en difficulté, alors qu’un homme de 49 ans de Bécancour, actuellement en cour pour un dossier de violence conjugale, s’est récemment fait retirer le bracelet anti-réconciliation qu’il portait. Une condition discutée entre la couronne et la défense, qui ont alors accepté de renoncer au droit d’exécuter la peine de Jordan en raison de délais déraisonnables.

Tant la Couronne que la Défense estiment, pour leur part, qu’il n’y a jamais eu de tentative de « négocier » la sécurité de la victime et que le tribunal a agi de manière appropriée en fonction de la jurisprudence et dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice.

L’affaire s’est déroulée le 21 octobre dernier au tribunal de Trois-Rivières. L’homme, dont je ne révélerai pas l’identité pour protéger celle de son ex-conjointe, était de retour en cour accusé d’agression armée, de voies de fait, d’agression sexuelle et de menaces contre la plaignante.

Mis en examen à l’été 2023, l’homme aurait tenté peu après de communiquer avec la plaignante, ce qui lui a été interdit. Il a ensuite été accusé de non-respect des conditions et le tribunal a ordonné à l’homme de porter un bracelet anti-réconciliation. Il le portait donc depuis un peu plus d’un an.

Voilà à quoi ressemble un dispositif anti-réconciliation imposé par les tribunaux. (Erick Labbé/Archives Le Soleil)

Le 21 octobre, devant l’évidence d’un encombrement du rôle du tribunal et la possibilité que le délai de 18 mois imposé par l’arrêt Jordan soit invoqué dans ce type d’accusations, des discussions ont eu lieu entre la couronne et la défense avec en vue de faire retirer le bracelet, en échange de quoi la défense a accepté de renoncer à l’ajournement jusqu’à ce qu’une date de procès soit fixée.

C’est du moins ce que l’on comprend en écoutant les échanges qui ont eu lieu au tribunal, enregistrement qui m’a été fourni suite à une demande au casier judiciaire.

« Le monsieur porte actuellement un bracelet anti-rapprochement à la cheville droite. Ce que mon collègue me propose, c’est de changer les conditions pour retirer le bracelet anti-rapprochement. […] Dans ce cas, mon client est prêt à renoncer aux délais», a déclaré Me Alexandre Biron au tribunal.

La Couronne a confirmé à la juge Geneviève Marchand que tout était conforme aux discussions, indiquant que la plaignante avait été « informée de la situation ».

Je n’ai pas pu contacter la victime présumée pour savoir si tel était le cas ou non et si elle avait accepté ou non cette mesure.

Préoccupations

L’histoire n’a pas manqué de susciter l’enthousiasme de diverses organisations qui travaillent avec les femmes victimes de violences conjugales, ainsi qu’avec celles victimes de violences sexuelles. Pour ces ressources, il devient inquiétant de constater qu’une mesure mise en place pour assurer la sécurité d’une victime présumée dans une procédure judiciaire devient un « objet de négociation » pour éviter la peine Jordan.

« Le droit constitutionnel à un procès dans un délai raisonnable peut-il justifier des compromis qui portent atteinte aux mesures de sécurité des victimes ? Ce type de négociation soulève de sérieuses inquiétudes, surtout dans un contexte de violence faite aux femmes où la sécurité de la victime devrait toujours être une priorité », a déclaré Manon Monastesse, directrice générale de la Fédération des refuges pour femmes du Québec.

« On observe ici une dynamique dans laquelle la justice semble prioriser la logistique des délais au détriment de la protection de la femme concernée. C’est la première fois à notre connaissance et cela envoie un signal inquiétant à toutes les victimes.”

— Manon Monastesse, directrice générale de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes du Québec

Pas d’histoire

Joint par téléphone, l’avocat du prévenu, Me Alexandre Biron, précise très précisément ces faits. Ce dernier explique que le dossier avait fait l’objet de discussions avant le 21 octobre et ne reposait pas exclusivement sur l’arrêt Jordan.

Il précise qu’en substance son client, présumé innocent jusqu’à preuve du contraire, n’a pas de casier judiciaire et n’aurait jamais contrevenu à ses conditions puisque plus d’un an s’est écoulé depuis que le recours au bracelet anti-rapprochement a été imposé. L’accusation d’agression a également été déposée sommairement.

Io Alexandre Biron. (Stéphane Lessard/Archives Le Nouvelliste)

« La Cour suprême est claire là-dessus : les conditions imposées aux prévenus doivent être les moins restrictives possibles et doivent être réévaluées tout au long du processus judiciaire. C’est ce qui a été fait ici, et le procureur a très bien fait son travail, en se basant sur ce qu’a dit la Cour suprême.”

— Me Alexandre Biron, avocat de l’accusé

« Si mon client avait eu plusieurs casiers judiciaires, la situation aurait été complètement différente. Mais étant donné les circonstances, monsieur ne représentait pas un risque tel qu’il devait continuer à porter l’appareil», ajoute Me Biron, qui assure qu’après avoir retiré le bracelet, l’homme n’aurait pas tenté d’entrer en contact avec la plaignante.

Le directeur du Parquet Pénal et Pénal assure que la sécurité des victimes continue de primer et qu’à aucun moment le DPCP n’a voulu envoyer un message négatif aux femmes qui décident de porter plainte.

En ce qui concerne le cas en question, le 21 octobre, il y a eu un encombrement du rôle, le dossier a donc dû être reporté au 17 février 2025, date qui aurait dépassé le délai de 18 mois.

« Lorsqu’il y a des embouteillages, les retards sont imputables à l’État. Il convient de noter que, dans le cas où le juge avait suspendu la procédure pour violation du droit d’être jugé dans un délai raisonnable, les conditions protégeant la victime auraient toutes disparu, avant même le début du procès. La défense a renoncé aux modalités et les autres conditions de mise en liberté demeurent en place pour protéger la victime dans cette affaire», confirme Me Annabelle Sheppard, porte-parole de la DPCP.

« Toute demande de changement de statut formulée est évaluée en fonction du contexte spécifique de chaque cas et avec la plus grande considération pour les victimes. Au cours de la procédure, le procureur prend en compte le droit de la victime à la sécurité et à la vie privée dans les décisions qu’il prend.

— Moi Annabelle Sheppard, porte-parole du DPCP

Pas rassurant

Rien cependant qui rassure les organisations qui travaillent avec les femmes.

« Cette affaire révèle un message inquiétant pour toutes les femmes victimes de violences qui hésitent à dénoncer : comment peut-on avoir confiance dans le système si les mesures de protection sont mises de côté pour des considérations procédurales ? En ne permettant pas aux victimes d’être impliquées dans ces décisions qui les concernent directement, nous réduisons leur rôle dans le processus judiciaire et, par le fait même, diminuons leur sentiment de sécurité. Ce positionnement va à l’encontre de l’objectif premier du tribunal spécialisé de placer, en principe, la victime au centre du processus judiciaire », ajoute Manon Monastesse.

Au Centre d’aide et de lutte contre les violences sexuelles (CALACS) de Trois-Rivières, on se dit tout aussi indigné par la situation.

Marie-Soleil Desrosiers, relatrice al CALACS di Trois-Rivières. (Sylvain Mayer/Archivio Le Nouvelliste)

« Je comprends que tout citoyen inculpé a des droits dans un pays où une personne est présumée innocente jusqu’à preuve du contraire. Dans ce cas, s’il porte un bracelet anti-réconciliation, c’est parce que le juge avait des raisons de croire qu’il était potentiellement dangereux, même lors des procédures», considère Marie-Soleil Desrosiers, conférencière au CALACS de Trois-Rivières.

« Les droits des accusés ne doivent pas prévaloir sur les droits des victimes. »

— Marie-Soleil Desrosiers, relatrice al CALACS di Trois-Rivières

Cette dernière fonde de grands espoirs sur la création de tribunaux spécialisés en violences sexuelles et conjugales, dont l’un sera opérationnel dans les prochaines semaines, voire d’ici quelques mois, à Trois-Rivières.

Selon Desrosiers, l’arrêt Jordan, lorsqu’il est appliqué en matière de violence sexuelle ou conjugale, crée une forme de victimisation secondaire chez les victimes, détruisant leurs espoirs de retrouver dignité et sécurité, qui ne désirent qu’une chose : respirer à nouveau.

« Les victimes qui portent plainte – ce qui est rare – le font pour de bonnes raisons, et elles y réfléchissent parfois depuis des années, elles ont investi leur temps, leur énergie, leur santé mentale… pour en arriver là : l’arrêt Jordan », se plaint Marie-Soleil Desrosiers.

Quelle est la décision de Jordan ?

Rendu en 2016 par la Cour suprême du Canada, l’arrêt Jordan fixe le délai maximum qui peut s’écouler entre l’inculpation d’une personne et la tenue de son procès. À la Cour provinciale, la durée est fixée à 18 mois. Elles passent à 30 mois pour les formations supérieures.

L’objectif de la décision de Jordan est de garantir que l’accusé soit jugé dans un délai raisonnable, évitant ainsi de longs procès pouvant durer plusieurs années. Le parquet, ne respectant pas ces conditions, se retrouve souvent confronté à la défense qui invoque l’arrêt Jordan pour garantir le respect des droits de l’accusé. Une situation qui a mis une pression considérable sur les épaules du procureur de la République.

Un an après le prononcé de cette décision, en 2017, on estime que des suspensions de procédures ont été ordonnées dans plus de 200 affaires criminelles au Canada.

 
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