Le 30 octobre 1979, Robert Boulin, ministre du Travail de Raymond Barre, est découvert noyé dans 50 centimètres d’eau. La piste du suicide est privilégiée, mais peu convaincante. Un nouveau témoin vient de relancer l’enquête, 44 ans après. Julien Sapori évoque ces témoignages « in articulo mortis » (NDLR : au moment du décès) qui constituent parfois, pour la justice, la dernière chance de dénouer une enquête au long cours.
Début novembre 2024, la presse nous informait que de nouvelles déclarations allaient permettre de relancer « l’affaire Boulin ». Rappelons que le corps sans vie du ministre du Travail du gouvernement Barre (Giscard d’Estaing à l’époque Président de la République) a été découvert le 30 octobre 1979 dans un étang situé dans la forêt de Rambouillet (Yvelines), flottant dans 50 cm d’eau. A l’époque, l’enquête avait conclu à un suicide par noyade, une version immédiatement remise en question notamment par la famille de l’homme d’État, qui avait parlé d’un assassinat impliquant le Service d’Action Civique (SAC), le “service de maintien de l’ordre (sic !) de”. le mouvement gaulliste. La raison aurait été la crainte que Boulin ne dénonce un réseau de fausses factures au profit du RPR. Cette hypothèse semble désormais confirmée.
“L’affaire Boulin”, un scandale d’État
En 2015 déjà, le parquet de Versailles avait annoncé que l’« affaire Boulin » faisait l’objet d’une ouverture d’information pour « arrestation, enlèvement et séquestration suivis de mort ou d’assassinat ». En 2020, un nouveau rapport médical a confirmé cette approche, concluant à l’impossibilité de mourir par noyade et constatant la présence de fractures au niveau du visage, du nez et de la pommette gauche sur le corps. » causée par un choc direct et concomitante au décès « . L’hypothèse d’actes de torture précédant la mort est également avancée. Que malgré ces indices matériels, l’affaire puisse être qualifiée de « suicide », constitue un véritable scandale d’État et renvoie à une époque où, dans les dossiers dits « sensibles », les liens entre pouvoir politique et justice étaient particulièrement fort.
Mais le véritable tournant, peut-être décisif, intervient en 2023. C’est à ce moment qu’un certain Elio Darmon, (qui jusqu’alors ne figurait pas dans le dossier), se manifeste auprès d’un gendarme. En juin 2023, ce témoin est interrogé par le juge d’instruction et explique son long silence par la peur qu’il avait depuis des décennies d’être, à son tour, assassiné. ” Si j’avais témoigné, je serais mort (…). Si ces gens étaient capables de tuer un ministre, imaginez ce qu’ils auraient pu faire de moi « . Son âge (76 ans) et ses problèmes de santé l’auraient convaincu que le moment était venu de parler, car il se retrouvait désormais”, au crépuscule [sa] vivre » et il n’avait pas grand-chose à perdre. Ces derniers jours, Elio Darmon a accordé plusieurs interviews à la presse, confirmant ses propos devant le juge. Un conteur ? Je n’en suis pas sûr : si ses déclarations sont absolument sensationnelles, les contrôles effectués semblent leur donner de la crédibilité.
Elio Darmon, 31 ans, habitait alors à Ville-d’Avray (Hauts-de-Seine) et était directeur d’une société immobilière. Près de sa maison se trouvait un club libertin – qu’on aurait autrefois appelé « maison de la tolérance » – Ré René (fermé définitivement en 2012), où il retrouve un autre habitué, Pierre Debizet. Cet homme d’affaires, ancien résistant, était connu pour être un militant gaulliste « de choc », opposé à la décolonisation et fortement impliqué dans le SAC (créé en 1960) dont il fut aussi le premier président – poste qu’il conservera. contraint de partir rapidement en raison de son opposition à la politique algérienne du général de Gaulle. En 1981, il est impliqué dans le fameux massacre d’Auriol : l’assassinat de six personnes de la famille de Jacques Massié, un leader local du SAC que d’autres militants de cette structure soupçonnaient de vouloir « trahir » en rendant publics certains dossiers sensibles. Pierre Debizet bénéficiera du non-lieu, mais son nom sera encore évoqué lors de l’assassinat, à Paris, des militants de gauche Henri Curiel (4 mai 1978) et Pierre Goldman (20 septembre 1979). Il est décédé le 11 mai 1996.
Un repas à Ré René
Début novembre 1979, quelques jours après l’annonce médiatique de la découverte du corps de Robert Boulin, Elio Darmon affirme avoir assisté à un repas au Ré Renéà laquelle ont participé quatre autres personnes : le dénommé Pierre Debizet, Jean-Pierre Lenoir (agent du SDECE – Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, ancêtre de l’actuelle DGSE) et deux inconnus. On ne sait pas vraiment ce que faisait Elio Darmon autour de la table avec ces “barbouzes” violents, à la moralité plus que douteuse… En tout cas, il précise que la conversation a été centrée sur la mort du ministre. Pierre Debizet, visiblement bouleversé, a déclaré aux autres invités que « le « patron » vous a demandé de ne pas le tuer. Juste pour lui offrir une “danse” [c’est-à-dire de le rosser]et restaurer les fichiers « . Pour se justifier, l’un des inconnus répond qu’il s’agit d’un « accident », car Boulin est mort dans leurs bras, après les coups qu’il a reçus (et présumés « non mortels ») ; puis il a conclu en précisant : « puis nous l’avons jeté dans l’étang « . Réaction de Pierre Debizet à ce rapport : « Maintenant, je ne sais pas ce que je dirai à Pâques ».
On se souvient que Charles Pasqua (1927-2015), militant gaulliste de la « vieille garde », ancien membre du SAC, conseiller « historique » de Jacques Chirac était, au moment des faits, un sénateur influent du RPR. Un téléfilm de Pierre Aknine diffusé en 2013 sur France 3, Crime d’ÉtatAyant évoqué avec force détails “l’affaire Boulin”, l’expliquant par un règlement de comptes au sein du RPR, les sbires du SAC se sont chargés, sur ordre, de l’élimination de ce ministre qui menaçait de faire des révélations très compromettantes à la Justice.
Elio Darmon est-il un fabulateur comme on en rencontre souvent dans les affaires médiatisées ? Peut-être pas, car il déclare l’avoir remarqué à la fin du repas Ré Renéle numéro d’immatriculation de la Mercedes qui y avait transporté les deux inconnus, et qu’il l’avait conservé dans une boîte à biscuits avant de le communiquer au juge. Deuxième Mediapartle propriétaire du véhicule aurait été identifié : il s’agirait d’un certain Henri Geliot, propriétaire d’un bar, décédé en 1986, mis en cause dans plusieurs affaires de violences avec arme à feu. Le profil parfait de l’homme de main chargé de faire le sale boulot par le SAC.
La vérité” dans l’article sur la mort »
L’histoire d’Elio Darmon (encore une fois, à condition qu’elle soit confirmée par les enquêtes en cours) confirme donc en tous points les hypothèses de ceux qui, depuis 45 ans, prétendent que Robert Boulin a été victime d’un meurtre (avec ou sans préméditation), motivé par des raisons politiques.
Historiquement les révélations faites” dans l’article sur la mort » constituait la dernière occasion pour la Justice de tenter d’éclaircir une vieille affaire pénale qui n’avait pas prospéré : ainsi un certain Henri Buronfosse, entrepreneur en canular, antisémite et militant nationaliste, avoua en 1928 (26 ans après les faits) avoir intentionnellement bloqué la cheminée de l’appartement d’Émile Zola, provoquant sa mort par asphyxie. Quand tout espoir est perdu, on peut toujours se consoler en se disant que, peut-être, la vérité (judiciaire ou historique) sera connue grâce à des témoins ou des accusés qui arrivent au crépuscule de leur vie et décident d’apaiser leur conscience : après le “. Affaire Boulin », je pense à « l’Affaire Grégory » et à l’affaire belge des « meurtriers fous du Brabant » (cette dernière désormais prescrite – voir les articles de Michel Leurquin dans actu-juridique.com du 19 mars 2024 et du 21 août 2024).
Il y a cent ans, un autre meurtre politique : l’affaire Matteotti
Au-delà des informations juridiques, il m’est impossible d’évoquer “l’affaire Boulin” sans penser à un autre assassinat à des fins politiques, perpétré il y a exactement 100 ans : celui de Giacomo Matteotti, député socialiste tué par des voyous fascistes le 10 juin 1924, en Rome. Son corps fut retrouvé le 16 août 1924, et sous la responsabilité des coupables (membres d’une sorte de “police parallèle” du parti fasciste qui ressemble furieusement au SAC), qui avaient reçu l’ordre de le “battre” en raison de son comportement. Des accusations explosives contre le Duce et son parti, formellement constitué par un système judiciaire qui n’était pas encore aux mains des fascistes. La « correction », initialement prévue, avait mal tourné et finalement le député fut tué.
Loin d’être déstabilisé par cet assassinat, Mussolini en assume la responsabilité et, dans un discours menaçant prononcé le 3 janvier 1925 devant la Chambre des députés, ose dire : « Je déclare ici, devant cette Assemblée (…) que je n’assume que la responsabilité politique, morale et historique de ce qui s’est passé. (…) Si le fascisme était une association de criminels, je suis le leader de cette association de criminels « . Dans ce processus, il a adopté les lois dites « fascistes » qui transformeraient l’État libéral italien en dictature. Parfois, des meurtres (et même des tentatives d’assassinat – comme nous le rappelle l’actualité récente…) peuvent marquer des tournants politiques importants. Il n’en fut pas de même dans l’affaire Boulin, véritable « échange de tirs » qui aurait pu enflammer les institutions de la Ve République et qui, désormais, n’a plus qu’un intérêt historique. ” Laisse les morts enterrer les morts », a déclaré Giscard d’Estaing au lendemain du décès de son ministre.
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