Depuis 2016, la plus grande transition agroécologique au Monde a lieu dans l’Andhra Pradesh. Encouragés par leur gouvernement, près d’un million de micro-agriculteurs – principalement des femmes – ont adopté une forme avancée d’agroécologie appelée « agriculture naturelle gérée par les communautés » (Dorin 2022, Dorin et al. 2024).
Les co-auteurs de la prospective collective AgroEco2050, dont Bruno Dorin, économiste au Cirad, ont débattu, quantifié et comparé l’impact macroéconomique que pourrait avoir un scénario d’adoption totale de cette agriculture naturelle (régime sociotechnique 100% agroécologique) avec un scénario très contrasté, celui d’une « Intensification industrielle de l’alimentation et de l’agriculture » suivant le modèle actuellement dominant de la Révolution verte (régime socio-technique 100 % industriel).
La performance des deux modèles est évaluée d’ici 2050 dans divers domaines tels que l’utilisation des terres, la production alimentaire, l’emploi, la croissance économique et même les inégalités de revenus entre agriculteurs et autres travailleurs.
L’exercice s’est appuyé sur une nouvelle version du modèle de rétroprospective Agribiom (Dorin et Joly 2020) ainsi que sur une série d’ateliers qui, de 2020 à 2022 en Inde, ont permis de rassembler et de faire dialoguer des visions multiples. et d’expertise : scientifiques de disciplines diverses, décideurs ou administrateurs, représentants d’agriculteurs ou d’ONG, etc. Avec un objectif ultime : aider les sociétés et leurs gouvernements à mieux comprendre, choisir et configurer collectivement le monde futur où ils aimeraient vivre et travailler.
« Sous réserve de politiques publiques adéquates, le scénario de l’agriculture naturelle révèle divers avantages que la littérature académique sur l’agroécologie n’avait pas mis en avant auparavant »révèle Bruno Dorin. Elle permettrait en effet, par rapport au scénario d’intensification industrielle à l’horizon 2050 :
- Augmenter la production alimentaire par habitant, en quantité (+ 1000 kcal/jour) ainsi qu’en qualité nutritionnelle et sanitaire ;
- Régénérer de vastes superficies laissées en jachère par l’agriculture industrielle (+2,8 millions d’hectares) et y produire toute l’année quasiment sans irrigation grâce à la forte diversification de la production, de la vie des sols et des microclimats ainsi créés ou recréés ;
- Réduire significativement le taux de chômage général (de 30% à 7%) grâce à l’emploi dans l’agroécologie (+5 millions de travailleurs) ;
- Augmenter le revenu par travailleur agricole principalement en économisant les intrants industriels (semences de laboratoire, irrigation, engrais, pesticides, carburant, machines et robotique, crédit, assurance, etc.) ;
- Endiguer les crises agraires par une réduction significative de l’écart de revenu moyen entre travailleurs non agricoles et travailleurs agricoles (de 47% à 22%) ;
- Augmenter à terme le taux général de croissance de l’économie et des revenus (de + 6% à + 6,5% par an entre 2020 et 2050).
« Ce scénario agroécologique serait encore plus avantageux si les milliards d’euros actuels de subventions à l’agriculture industrielle et à l’alimentation étaient remplacés par une sorte de paiement pour services environnementaux (PSE) »explique Bruno Dorin. Celles-ci seraient payées par personne (et non par hectare) et en fonction de l’intensité d’adoption de pratiques agronomiques reconnues conjointement bénéfiques à différents niveaux environnementaux (sol, eau, climat, biodiversité). Ces PSE financeraient des services locaux et globaux dont l’humanité a grandement besoin aujourd’hui, et qui pourraient être fournis très efficacement via l’agroécologie à des centaines de millions de microproducteurs agricoles du Sud qui ne pourront pas, comme au Nord, accroître leurs revenus. revenus par l’expansion et la robotisation de leur surface agricole (Dorin et al. 2013, Dorin 2017) : atténuation du changement climatique (grâce au stockage du carbone dans les sols), économie et filtration de l’eau, résilience aux chocs climatiques et économiques (grâce au agrobiodiversité), réduction des coûts environnementaux mais aussi de santé humaine (dénutrition, surpoids, diabète, cancers…).
Afin de stimuler de telles réflexions et débats ailleurs en Inde mais aussi dans le monde, l’ouvrage comprend également une collection unique d’estimations statistiques sur plus d’un demi-siècle (des années 1960 à 2020) à trois échelles géographiques (Monde, Inde et Andhra). Pradesh) pour illustrer les dimensions multiples et interconnectées des systèmes agroalimentaires et leurs transformations structurelles.
La méthode et les résultats de cette rétrospective AgroEco2050 en Inde ont été présentés et débattus en octobre 2023 avec les autorités d’Andhra Pradesh (Secrétariat du Gouvernement de l’Etat) puis à New Delhi (Ministère fédéral de l’Agriculture et NITI Aayog pour le Premier Ministre). Elles ont également conduit à la mise en œuvre en 2022-23 d’une rétro-prospective similaire au Sénégal (AgroEco2050-Sénégal) dont les résultats seront co-publiés fin 2024 par le CIRAD, la FAO et l’ISRA-BAME. Ces exercices ont également permis le lancement de la coopération Inde-Afrique en matière d’agroécologie, avec une première visite de terrain dans l’Andhra Pradesh (octobre 2023) d’une délégation de 7 pays africains (Bénin, Madagascar, Malawi, Rwanda, Sénégal, Tunisie, Zambie).
Pour Bruno Dorin : « Ces perspectives AgroEco2050 pourraient également encourager les organisations internationales (GIEC, IPBES, Banque mondiale, etc.) à intégrer ces visions et pratiques de micro-agroécologie à grande échelle dans des modèles et scénarios mondiaux, afin de rendre cela visible et plus probable. option de régime socio-technique qui semble plus bénéfique qu’industriel à bien des égards ».
Références
Dorin B., Poisot AS., Vijay Kumar T. 2024. Agro-industrie versus agroécologie ? Deux scénarios macroéconomiques pour 2050 dans l’Andhra Pradesh, en Inde. Centre de coopération internationale en recherche agricole pour le développement (CIRAD, France), Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO, Italie), Rythu Sadhikara Samstha (RySS, Inde), 140 p. https://openknowledge.fao.org/items/153b23b6-a62d-450c-9a0c-6dccc0659a43
FAO, Cirad, RySS, 2024. Repenser les systèmes alimentaires dans l’Andhra Pradesh, Inde. Comment l’agriculture naturelle pourrait nourrir l’avenir (AgroEco2050 Brief), FAO, Rome, 12 p.
Autres références utiles
Dorin B., Degron R., Landy F., 2024. Agriculture industrielle, agriculture biologique et agroécologie : références croisées entre l’Europe et l’Inde, Cahiers Agricultures, 33 :31, pp. https://doi.org/10.1051/cagri/2024026
Dorin B., 2022. Théorie, pratique et défis de l’agroécologie en Inde, International Journal of Agricultural Sustainability, 20 : 2, pp. https://doi.org/10.1080/14735903.2021.1920760
Dorin B., Joly PB, 2020. Modéliser l’agriculture mondiale comme machine à apprendre ? Des modèles traditionnels à Agribiom 1.0, Land Use Policy, 96 : juillet, pp. 103624. https://doi.org/10.1016/j.landusepol.2018.09.028
Dorin B., 2017. L’Inde et l’Afrique dans le système agricole mondial (1960-2050), Economic & Political Weekly, LII:25-26, pp.
Dorin B., Hourcade JC, Benoit-Cattin M., 2013. Un monde sans agriculteurs ? The Lewis Path Revisited, document de travail du CIRED, 47, avril, pp. 1-26.
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