« Falsafa, les rencontres de la philosophie arabe » : le cycle sur la philosophie dans le Monde arabo-musulman se poursuit à l’Institut du monde arabe, à Paris, en partenariat avec Revue de philosophie.
Mardi 5 novembre aura lieu la conférence, en accès libre, d’Emmanuelle Tixier du Mesnil sur le thème : « Tolérance : d’al-Andalus aux débats contemporains ». Elle nous présente les enjeux en avant-première.
Qu’est-ce que « al-Andalus » ?
Emmanuelle Tixier du Mesnil: « Al-Andalus » est le nom donné à la partie de la péninsule ibérique qui, au Moyen Âge, était sous domination islamique. On l’appelait auparavant « Espagne musulmane », mais ce nom est imprécis. D’une part, elle ne concerne pas seulement l’Espagne mais toute la péninsule ibérique, Portugal inclus (le territoire est donc bien plus vaste que l’actuelle Andalousie, qui tire son nom d’Al-Andalus). En revanche, le terme « musulman » n’est pas adéquat pour toute la période, car il existe des populations chrétiennes et juives au sein de cette société andalouse. L’histoire d’al-Andalus est entièrement médiévale et, contrairement à beaucoup d’autres, elle a des dates de début et de fin claires : elle commence en 711 avec la conquête de la péninsule par les armées arabes et berbères, et se termine en 1492, avec la prise de Grenade, le dernier royaume islamique de la région, aux mains des rois catholiques Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon.
« Poser la question de la tolérance andalouse n’a pas de sens, car la tolérance au sens du XVIIIe sièclee siècle (ce qui implique le respect ou l’égalité envers autrui) n’est pas une valeur médiévale »
En quoi parler de tolérance en al-Andalus est-il une mystification ?
La tolérance est un concept pensé par la Modernité et qui ne s’applique pas au Moyen Âge. Les premières occurrences du terme datent de la fin du XVIe siècle.e siècle en France, lors des guerres de religion en Europe entre catholiques et protestants. On pensait alors qu’il fallait tolérer les protestants comme on tolère un mal de dents, pour préserver la paix du prince et maintenir de bons sujets politiques, même s’ils ne sont pas de bons sujets religieux. Cette conception de tolérance, forgée lors des guerres de religion, prend progressivement des valeurs positives au XVIIe siècle.e siècle puis au 18èmee siècle sous l’influence des philosophes des Lumières. Ainsi, poser la question de la tolérance andalouse n’a pas de sens, car la tolérance au sens du XVIIIee siècle (qui implique le respect ou l’égalité envers autrui) n’est pas une valeur médiévale. Certains polémistes en déduisent qu’il n’y a pas eu de coexistence pacifique, ce qui est faux. Chrétiens, juifs et musulmans coexistaient pacifiquement, et cela n’était pas propre à al-Andalus : on retrouve ces sociétés islamiques plurielles à Bagdad, Damas, Fès ou sur les terres iraniennes – bref, à l’échelle du monde islamique médiéval, où de multiples les sociétés confessionnelles étaient la norme. En effet, les conquêtes islamiques n’ont jamais été des guerres de conversion forcée. Il a fallu attendre au moins le XIe je suis le XIIe siècle pour qu’il y ait une majorité de musulmans dans l’empire islamique.
« Mais si la tolérance est un mythe, la coexistence pacifique était bien réelle. Chrétiens, juifs et musulmans coexistaient pacifiquement, et cela n’était pas unique à al-Andalus. »
À quel type de coexistence sommes-nous confrontés ?
C’est une coexistence pragmatique, organisée par l’État. Les chrétiens et les juifs paient plus d’impôts, et c’est toujours une question de pouvoir. Par exemple, en al-Andalus, au moins jusqu’à lae siècle, les chrétiens sont majoritaires et l’État doit organiser à la fois la paix civile et la perception des impôts. Pour comprendre ces sociétés, il faut donc éviter le registre moral de la « tolérance », et plutôt étudier l’histoire politique afin d’en comprendre les évolutions. La coexistence a lieu dans des sociétés structurellement plurielles et confessionnelles. À l’inverse, dans l’Europe latine médiévale, il n’existait pas de véritable altérité religieuse avant l’émergence du protestantisme, avec très peu de communautés juives. Il convient cependant de noter qu’il serait erroné, sur les 800 ans d’histoire d’al-Andalus, d’imaginer la même société immobile. Il est important de prendre en compte les évolutions et les changements de contexte. La loi islamique, la charia, définit le statut des minorités, mais les circonstances sont importantes. Par exemple, en période de crise économique, politique ou sociale, ou face à la pression des petits États chrétiens du nord de la péninsule, les dirigeants pourraient mettre en pratique les mesures discriminatoires que leur confère le statut de la péninsule. butla protection accordée aux minorités. Il n’en demeure pas moins que le gouvernement protège ces minorités – qui peuvent être des majorités démographiques – parce qu’elles lui profitent et contribuent à la paix civile. Des épisodes de persécution peuvent survenir, mais ils restent exceptionnels à l’échelle de l’histoire médiévale du monde islamique.
« Les conquêtes islamiques n’ont jamais été des guerres de conversion forcée. Il a fallu attendre au moins le XIe je suis le XIIe siècle pour qu’il y ait une majorité de musulmans dans l’empire islamique »
D’où vient alors le mythe de la tolérance ?
Ce qui m’intéressait dans mes recherches, c’était de comprendre pourquoi cette idée d’une tolérance spécifiquement andalouse s’est créée, notamment à partir du XVIIIe siècle.e siècle et encore plus au 19èmee siècle en Europe. L’idée de tolérance andalouse a été théorisée par des érudits juifs allemands au XIXee siècle, qui a idéalisé un âge d’or du judaïsme médiéval en al-Andalus, en s’appuyant sur des figures comme celles de Maïmonide. Ils considéraient cette période comme un précédent pour l’intégration des Juifs dans une société majoritairement non juive par la culture, sans renoncer à la religion. Ce motif est né sous la plume d’érudits comme Heinrich Graetzqui a publié un monumental Histoire des Juifs dans les années 1860, consacrant un volume entier aux Juifs d’al-Andalus. Ce thème a ensuite été repris et réactivé au fil du temps, jusqu’à devenir aujourd’hui une sorte de motif universel.
« La coexistence a lieu dans des sociétés structurellement plurielles et confessionnelles. Mais à chaque époque, le motif de la « tolérance » andalouse est réinterprété selon différents contextes et problématiques.
Quels sont les enjeux aujourd’hui autour de cette question ?
Aujourd’hui encore, l’idée de tolérance andalouse résonne chez de nombreuses personnes, mais pour des raisons qui varient selon le contexte. Depuis les attentats du 11 septembre, tout ce qui touche à l’islam a été largement exploité. Ce n’est pas un hasard si le parti fondé par Éric Zemmour s’appelle « Reconquête ! » », en référence au Reconquête chrétienne qui a eu lieu dans la péninsule ibérique. L’Islam étant devenu un enjeu contemporain, la question de la coexistence dans les pays islamiques médiévaux est aujourd’hui un sujet brûlant, bien différent des préoccupations des savants du XIXe siècle.e siècle qui souhaitait l’intégration civique des Juifs dans l’espace germanique. À chaque époque, le motif de la tolérance andalouse est réinterprété selon différents contextes et problématiques. Pour les libéraux d’aujourd’hui, ce mythe signifie que l’Islam peut être tolérant, comme il l’aurait été au Moyen Âge. Pour ceux qui rejettent cette idée, l’Andalousie médiévale est considérée comme un lieu d’intolérance et de violence. D’un côté ou de l’autre, nous ne parlons pas en historiens, alors qu’eux ne peuvent et ne doivent pas rester en dehors de ce débat.
« Contrairement aux polémistes, les historiens s’accordent sur un récit en travaillant ensemble. Ils développent ainsi non pas une vérité historique, mais un discours de convergence, à l’opposé des affirmations catégoriques des polémistes. »
Comment pouvons-nous parler en tant qu’historien d’Al-Andalus et non en tant qu’idéologue ?
Dans leur traitement du passé, les historiens se différencient de deux manières : d’une part, ils analysent des textes, évidemment médiévaux en l’occurrence, et, d’autre part – et j’utilise ici une formule de Patrick Boucheron ce que j’ai trouvé assez intéressant – contrairement aux polémistes, les historiens s’accordent sur un récit en travaillant ensemble. Ils finissent ainsi par développer non pas une vérité historique, mais un discours de convergence, que leur expertise sur différents textes leur permet de construire collectivement. Ce processus aboutit à ce qu’on appelle un « récit historique », qui est à l’opposé des affirmations catégoriques des polémistes. En tant qu’historiens, nous savons, surtout lorsqu’il s’agit du Moyen Âge, que nous avons toujours des doutes et que nous ne connaîtrons jamais pleinement la réalité de la vie de ces populations. Nous faisons l’histoire des textes, en les croisant, en tenant compte également des apports de l’archéologie et de bien d’autres disciplines, dont la philosophie (ce que nous ferons lors du colloque de l’Institut du Monde Arabe le mardi 5 novembre). Jean-Baptiste Brenet et moi). Dans le cas d’al-Andalus, cette méthode d’analyse produit une histoire très différente de celle utilisée par ceux qui ne sont pas des historiens formés. Il ne s’agit donc pas de projeter des idées a priori sur le passé, mais de chercher à comprendre le fonctionnement de ces sociétés. Si la tolérance est un mythe, car le concept ne s’applique pas à l’époque médiévale, la coexistence pacifique était bien réelle. Il faut donc restituer le contexte, rendre compte de la complexité d’une histoire politique et sociale, et éviter les débats simplistes et déconnectés de l’analyse historique.
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