ENTRETIEN.- Chef du département d’enquêtes et de reportages pour les médias Ici Beyrouth, il couvre le conflit entre le Liban et Israël. Pour Madame Figarol’expatriée alsacienne raconte son quotidien sous le bruit des bombardements, et évoque sa place de femme occidentale dans le pays.
Elle filme les bâtiments éventrés, les drones au-dessus de sa tête, la fumée noire des frappes israéliennes s’échappant dans le ciel. Journaliste pour le journal local Ici BeyrouthVictoria C. Werling, Alsacienne de 30 ans expatriée au Liban depuis cinq ans, documente la guerre à travers ses médias et sur ses réseaux sociaux, tout comme d’autres s’empressent de poster en ligne leurs sorties au musée et aux restaurants. Un an après les attaques du Hamas en Israël, le conflit entre le Hezbollah et l’armée israélienne a déjà fait au moins 2 000 morts au pays du Cèdre et 1 million de déplacés. Alors qu’elle nous parle via WhatsApp, depuis son quartier d’Achrafieh, à l’est de Beyrouth, on entend derrière elle, au loin, le bruit des bombardements. Si l’image nous fige à l’autre bout du fil, sa voix reste imperturbable. “Je suis content de pouvoir vous parler, c’est important de dire ce qui se passe ici.” Entretien.
La chute d’un pays
Madame Figaro.- Vous vivez au Liban depuis cinq ans. Que voyez-vous en ce moment depuis la fenêtre de votre appartement ?
Victoria C. Werling.- Je vois un mélange de bâtiments modernes et de vieilles cabanes qui donnent un aspect très éclectique au paysage. Dernièrement, je passe ma vie entre cet endroit et le chalet de mon copain, perché sur la montagne Faraya, encore considérée comme une « zone sûre ». Mon appartement est situé à 3 kilomètres de la banlieue sud de Beyrouth, et à 2 kilomètres des grèves les plus proches, cela me touche énormément. Plutôt que d’être réveillé brusquement et d’attendre que les rafales s’arrêtent, généralement vers 4 heures du matin, je passe mon temps chez lui dès que je le peux. C’est difficile parce que je fais des allers-retours en ville tous les jours, mais au moins je peux dormir. C’est ce qui manque le plus aux gens ici : dormir.
Pourquoi tu l’aimes autant ?
Ce qui me touche ici, comme dans de nombreux pays du Moyen-Orient, c’est la solidarité qui y règne, contrairement aux pays occidentaux fondés sur une culture de l’individualisme. La cellule familiale est très importante pour les Libanais, tout comme les relations amicales. Il y a un fonctionnement de groupe. On ne se sent jamais seul, il y a toujours quelqu’un pour nous aider même si nous sommes au milieu de nulle part. C’est également un pays assez petit mais doté d’une diversité culturelle, religieuse et historique absolument phénoménale.
Depuis 2019, vous avez vécu la crise économique du pays, l’explosion du port de Beyrouth en 2020, la Révolution et la montée du conflit entre Israël et le Hezbollah. Est-ce pour cela que vous avez décidé de devenir journaliste ici ?
En quelques années, j’ai suivi la chute d’un pays. Depuis 2019, et le début de la crise économique, j’ai vu des amis sombrer peu à peu dans une forme d’épuisement mental. Certains ont tout perdu. Maintenant, c’est la guerre. Sur le plan humain, c’est une belle leçon de vie. Je me sens investi d’une mission : faire mon travail en montrant ce qui se passe ici et pour les gens qui souffrent de cette guerre. Ce pays m’a beaucoup apporté et m’a appris, mais il m’a aussi beaucoup pris. Et ces épreuves ont consolidé pour lui cette forme d’attachement.
Hier soir, j’ai regardé une série sur Netflix en préparant à manger et en entendant le bruit des drones en arrière-plan
Victoria C. Werling
Depuis le explosions de téléavertisseurs et de talkies-walkies du Hezbollah attribuée à Israël, le 17 septembre, les tensions se sont accrues et les frappes israéliennes se sont multipliées. Émotionnellement, comment gérez-vous la situation ?
Ce qu’il faut comprendre, c’est que, dans une certaine mesure, la guerre est compartimentée et limitée à des quartiers spécifiques. Quand je réfléchis rationnellement, je sais que les grèves ne toucheront pas directement mon quartier. Je dirais que je n’ai pas peur le jour, mais plutôt la nuit, quand je n’ai pas de contrôle sur les choses. Vous ne pouvez pas être vigilant lorsque vous dormez…
Quel est votre premier réflexe lorsque vous vous levez le matin ?
Je consulte mon téléphone et les dernières nouvelles, que ce soit à Beyrouth ou dans d’autres régions du pays. Quant aux soirées, elles sont très particulières car on essaie quand même d’avoir un semblant de vie normale. Hier soir par exemple, j’ai regardé une série sur Netflix en préparant à manger et il y avait en même temps le bruit des drones. Le contraste est bizarre. Deux réalités cohabitent. Je sais aussi que grâce à mon statut d’expatrié, je suis privilégié. Pour ceux qui, comme moi, le peuvent, nous devons rester actifs malgré la peur des bombardements.
Et pour les autres ?
Cette guerre a déplacé beaucoup de gens (des personnes contraintes de quitter leur domicile pour échapper aux bombardements israéliens, NDLR)). De nombreux Libanais manquent de tout, dorment dans la rue et ne peuvent plus fonctionner au quotidien. Je tiens à souligner qu’il y avait dans le groupe des personnes issues de milieux aisés. Heureusement, des actions sont mises en place pour leur venir en aide. L’entraide est très forte, beaucoup de Libanais se donnent à fond, tentent de récolter des fonds, de cuisiner, etc. C’est une manière de gérer l’anxiété, mais l’épuisement mental se fait sentir.
Dans ce climat, quelles sont les autres grandes préoccupations ?
Il s’agit d’abord de survivre. Ne pas mourir d’une grève. Les autres craintes sont liées à l’éducation des enfants, car de nombreuses écoles ont fermé, et pour celles qui restent, les cours sont à moitié en ligne et désertés. De plus, les Libanais sont pour la plupart coincés ici. Il existe encore des vols pour fuir le pays, mais les billets sont très chers et les demandes de visa ont été stoppées. Même ceux qui ont leur passeport sont bloqués. Ils ont ce sentiment d’être piégés. Pour moi, c’est mon choix d’être ici, j’ai aussi un passeport européen et ça change énormément les choses. Certaines personnes voient leurs amis partir et elles ne le peuvent pas. C’est beaucoup de stress.
Les Libanaises sous pression
A 30 ans, parvenez-vous à concilier votre vie de femme et de journaliste dans un pays en guerre ?
Est-ce que je sors, n’est-ce pas ? (rires). Non, pas vraiment, car la tête n’est pas là, et elle n’est là pour personne. On se retrouve chez l’un ou l’autre pour boire du thé, télétravailler, mais c’est dur d’arriver à échapper à la guerre, à s’évader mentalement. Avant, je me forçais à avoir une routine : aller à la salle de sport, cuisiner, etc. Depuis plus d’un mois, j’ai perdu le fil.
Avant, je me forçais à avoir une routine : aller à la salle de sport, cuisiner. Pendant deux mois, j’ai perdu la trace
La situation des femmes libanaises est-elle devenue plus préoccupante depuis le début de la guerre ?
Je dirais que c’est très inquiétant, surtout pour les déplacés. Elles vivent dans la rue, et on sait très bien que lorsqu’il y a ce genre de crise, la violence contre les femmes, qu’elle soit domestique, sexuelle ou psychologique, augmente considérablement. Je m’inquiète beaucoup pour eux et pour ces jeunes filles qui n’ont plus la protection de leur cellule familiale et qui sont soumises à une extrême vulnérabilité. En tout cas, j’ai de l’admiration pour toutes les femmes libanaises. Dans mon équipe, j’ai avec moi plusieurs jeunes filles, entre 20 et 25 ans, qui ont dû fuir leur quartier car elles étaient trop proches des bombardements. Ils constituent la prochaine génération de journalistes au Liban, impressionnants par leur courage et leur dévouement. Ils enfileront leur gilet « presse » et affronteront des zones parfois très dangereuses. Et c’est d’autant plus impressionnant qu’ils sont directement impactés par la guerre.
Quelle est votre expérience en tant que femme occidentale au Liban ?
Il existe de nombreux clichés sur le Moyen-Orient. Pour ma part, je me sens plus en sécurité ici qu’à Paris ou ailleurs en France. Evidemment, je sais aussi que je n’ai pas les mêmes pressions que les Libanaises, qu’on attend moins de moi. En tout cas, j’ai toujours croisé la route de personnes respectueuses.
Pouvez-vous prendre du recul par rapport à l’actualité et à la guerre ?
La guerre met beaucoup de choses en perspective ; elle fait ressortir nos peurs, nos faiblesses et nos forces. Cela peut affecter la confiance en soi de certains, pour d’autres cela fera ressusciter des démons comme l’alcoolisme. Mais peut-être que certains se lanceront ensuite dans le sport ou joueront d’un instrument. Parfois tout à la fois. La guerre nous pousse à nos limites. Cela nous teste et dans certains cas cela peut nous faire grandir. Mais il ne faut pas non plus rentrer dans une mythologie, cela reste tragique et fatal pour beaucoup. Mais il y a quand même de belles choses qui en ressortent. Le courage et les élans de solidarité sont de très belles choses à voir.
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