La Croix : Depuis votre arrivée en France, vous avez eu de nombreuses rencontres avec des responsables politiques – le président Emmanuel Macron, le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, le ministre des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot, etc. – et des responsables religieux, notamment des évêques. Quel message comptez-vous leur adresser ?
Mgr Sviatoslav Chevtchouk : Face à l’immense tragédie que traverse l’Ukraine, je suis venu remercier les autorités françaises qui, dès le début, ont pris une position diplomatique claire en faveur de notre pays. La France a su accueillir chaleureusement les Ukrainiens, dont le nombre a presque doublé depuis le début de la guerre. (pour toucher près de 100 000 personnes, NDLR). Quand je l’ai vu, le président Macron m’a posé des questions très concrètes : « Pourquoi les Ukrainiens se battent-ils ? Quel est le secret de leur résilience ? » Au nom de la jeunesse ukrainienne, j’ai répondu qu’il existe des valeurs sans lesquelles la vie n’a aucun sens : les Ukrainiens se battent pour leur liberté, pour éviter de revenir en arrière vers une Union soviétique restaurée…
Nous ressentons également une grande solidarité de la part des catholiques français. Grâce à l’aide internationale, nous avons pu remporter une importante victoire humanitaire : après près de 1 000 jours de guerre, personne n’est mort de froid ou de faim, même si la Russie détruit les infrastructures énergétiques. . Aujourd’hui, j’aimerais que le monde se souvienne de ceci : l’Ukraine est fatiguée, mais pas vaincue. L’Ukraine est blessée, mais résiliente.
Quel rôle l’Église gréco-catholique ukrainienne a-t-elle joué depuis le début de l’invasion russe, et quelle voix veut-elle faire entendre dans le conflit ?
SS : Nos paroisses sont – depuis 2014, année du début du conflit en Crimée – des espaces de guérison et de salut. Je voudrais citer ici les paroles d’une vieille dame, à l’époque contrainte de fuir son domicile dans le Donbass pour se réfugier à Kropyvnytskyi (centre) : « Quand je suis arrivé dans cette grande ville inconnue, la première chose que j’ai dû faire a été de trouver une église. » Comme si c’était, pour elle, le premier endroit où se sentir en sécurité.
Aujourd’hui, nos communautés offrent de nombreux services à tous ceux qui en ont besoin : nourriture, soutien aux personnes déplacées, etc. Nous avons mis en place une logistique particulière pour acheminer les produits depuis l’ouest de l’Ukraine et l’Europe. Au cours du premier mois de l’agression russe, alors que la ville de Kiev était pratiquement encerclée, le maire de la ville, Vitali Klitschko, m’a dit : « Plus que le pain et les vêtements fournis par l’Église, nous avons besoin d’une parole d’espérance. » J’ai alors compris combien l’Église n’était pas seulement une organisation humanitaire mais véritablement le corps du Christ ressuscité, capable de témoigner d’une espérance continue.
Comment votre Église parvient-elle à continuer à pratiquer sa foi, sous les bombardements ?
SS : La priorité est d’abord de réussir à rester en vie. Comme le dit l’expression latine D’abord vivre, puis philosopher (« Il faut d’abord vivre, ensuite philosopher »). C’est pourquoi nous équipons chacune de nos paroisses d’abris sécurisés. Bien souvent, nos célébrations sont interrompues par des alertes aériennes : nous courons alors pour nous y réfugier. Notre plus grand défi pastoral concerne alors la guérison des blessures et le soutien au deuil. Ces traumatismes s’amplifient au cœur de notre nation blessée. Seule l’Église possède le remède le plus efficace : le baume du Saint-Esprit. Les médecins soignent le corps ; les psychologues, l’esprit ; mais l’Église peut offrir à l’âme quelque chose de plus, qui rendra encore plus féconds tous les autres soins reçus.
Parvient-elle également à maintenir un lien avec les fidèles ukrainiens dans les territoires occupés ?
SS : Dans les zones occupées, notre Église est totalement interdite et en train d’être détruite. Un jour, des fidèles gréco-catholiques ont voulu venir prier à la cathédrale de Donetsk. Ils trouvèrent la porte fermée, scellée par les troupes russes – tout comme le tombeau du Christ était lui-même scellé. Mais nous restons confiants que le Christ brisera ces sceaux et rouvrira les portes de nos églises. Sur la question du lien, nos prêtres vivant en dehors de ces territoires parviennent à entretenir une communication avec les fidèles de l’intérieur pour leur prodiguer des conseils spirituels – et notamment celui de continuer à organiser des célébrations domestiques, en secret, comme à l’époque soviétique.
Comment voyez-vous les luttes intra-orthodoxes en Ukraine aujourd’hui ?
SS : Tous les citoyens ukrainiens veulent défendre leur pays, quelle que soit leur appartenance religieuse. Je me souviens d’un moment où nous étions devant les cadavres à Boutcha. On a alors compris que lorsque les balles russes tombent, ils ne demandent pas leurs aveux aux victimes… Il est certain que l’Église orthodoxe ukrainienne historiquement rattachée à Moscou (EOU-MP) traverse une crise d’identité majeure.
Nous vivons à une époque où la Russie utilise la religion comme une arme, allant jusqu’à promettre à ceux qui tuent des Ukrainiens que leurs péchés leur seront pardonnés… Imaginez ce que pourrait ressentir un Ukrainien en entendant cette promesse. En août, le Parlement ukrainien a approuvé un projet de loi donnant neuf mois aux paroisses de l’EOU-MP pour rompre leurs liens avec la Russie. Cela doit être considéré comme une mesure de défense du pays.
Vous êtes né en 1970 dans la région de Lviv, lorsque l’Église gréco-catholique a été interdite par les Soviétiques. Comment ce passé au sein d’une « Église clandestine » a-t-il façonné votre foi et votre rapport à la politique ?
SS : Oui, c’est ma grand-mère qui m’a secrètement transmis la foi. Dès mon enfance, l’Église représentait pour moi une communauté. Pas une structure ou un édifice, mais un peuple uni au nom de Dieu. Je me souviens comment cette petite communauté persécutée est sortie de l’ombre juste avant la chute de l’Union soviétique. Nous avons vécu l’expérience de la résurrection du Christ… Dans les pays totalitaires, il n’y a pas de société civile. Tout est contrôlé par l’État. Mais dans ces conditions, nous étions presque les seuls à être libres… Et aux gens libres, on ne peut rien prendre. Nous ne pouvons que les tuer. C’est pourquoi, en ce moment tragique de notre histoire, ces peuples libres sont, pour moi, capables de rester libres, même en regardant chaque jour la mort dans les yeux. C’est là, pour moi, le secret de la résilience ukrainienne.
Depuis la première semaine du conflit, vous diffusez des messages vidéo au monde : que vous permettent-ils d’exprimer ?
SS : Au début, je l’ai commencé pour faire savoir aux gens que j’étais toujours en vie. Cela montrait que l’Église restait à Kiev avec son peuple souffrant et continuait à prier avec lui. Puis j’ai réalisé que ces vidéos avaient aussi un pouvoir de guérison… J’essaie, à travers elles, de discerner à travers la parole de Dieu ce que signifie être chrétien dans de telles conditions. Aujourd’hui, des millions de personnes suivent ces messages. Au cours des dernières vingt-quatre heures, par exemple, j’ai dénoncé les crimes contre l’humanité des agresseurs russes, mais j’ai également proposé une réflexion sur la manière de surmonter ces atrocités grâce aux enseignements spirituels et moraux chrétiens. Mon message est avant tout spirituel, et non politique. Son objectif est d’encourager les gens à ne pas abandonner, à refuser d’affronter ces forces du mal qui cherchent à nous détruire.
Le dossier ukrainien reste scruté de près à Rome. Comment percevez-vous le rôle de la diplomatie vaticane ?
SS : Nous remercions le pape François pour sa neutralité sur cette question. Certes, les Ukrainiens trouvent scandaleux que le Vatican n’adopte pas une position plus claire… Beaucoup se demandent : « Comment pouvons-nous rester neutres face à la mort d’innocents ? » Pour expliquer cela, il faut faire une distinction entre, d’une part, la neutralité diplomatique et, d’autre part, la neutralité morale. Rome maintient la neutralité diplomatique, et c’est cela qui permet au Saint-Père de sauver des vies. Chaque fois que je lui rends visite, je lui envoie des listes de noms de prisonniers, de blessés… pour qu’il puisse les aider. Mais d’un point de vue moral, le Vatican est du côté de l’Ukraine.
Enfin, comment envisagez-vous la reconstruction spirituelle du pays ?
SS : Il y a beaucoup de haine aujourd’hui en Ukraine et nous ne pouvons pas la laisser envahir nos cœurs. C’est le philosophe chinois Confucius qui a dit : « Ne haïssez pas votre ennemi, car si vous le faites, vous êtes en un sens son esclave. » Nous sommes convaincus que la capacité d’aimer sa patrie peut être plus forte que la haine. Certes, je ne peux pas interdire à mon peuple de ressentir cela lorsqu’il est témoin de meurtres… Mais, par la vertu de notre esprit et de notre volonté, nous devons convertir ce sentiment en courage. C’est là que l’espoir existe encore en Ukraine. Nous devrons réussir à surmonter la déshumanisation mutuelle, comme l’Europe a pu le faire après la Seconde Guerre mondiale.
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