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10 ans après, retour sur un tournant de la lutte environnementale

26 octobre 2014, Lisle-sur-Tarn. Il était 1h45 du matin lorsqu’un jeune homme de 21 ans s’est effondré, mortellement touché par une grenade offensive lancée par un gendarme. Cet homme est Rémi Fraisse, le premier militant écologiste tué par la police en depuis l’antinucléaire Vital Michalon, tué en 1977 par le même type d’arme.

Quelques heures plus tard, le chantier du barrage de Sivens contre lequel il manifestait était suspendu. Mais la zone humide du Testet, l’une des plus importantes du département du Tarn, était déjà entièrement détruite. Comment l’obstination pour un projet mal pensé, mené à marche forcée et voué à l’échec a conduit à la mort d’un manifestant dans une campagne française ? Dix ans plus tard, Reporterre revient sur cette page violente de l’histoire des luttes environnementales.

Pourquoi un barrage ?

A l’origine du drame, il y a un projet appelé « d’utilité publique » : le barrage de Sivens, du nom de la forêt qui entourait la zone concernée, sur la commune de Lisle-sur-Tarn. Dans les années 2000, les pouvoirs publics souhaitent construire un réservoir artificiel sur le Tescou, petite rivière serpentant entre Gailllac et Montauban. Porté principalement par le département du Tarn, ce projet visait officiellement à augmenter le débit du fleuve en aval.

En réalité, il s’agissait principalement de « constitution de réserves d’eau » destiné à l’irrigation pour l’agriculture intensive (principalement maïs). Près de 85 agriculteurs se sont initialement déclarés intéressés, mais certains d’entre eux disposaient déjà de leur propre solution de stockage d’eau. Le projet n’a donc bénéficié qu’à un très petit nombre d’opérateurs, à peine une trentaine, comme l’a établi par la suite une expertise. Rapport qui soulignait également comment l’option d’un barrage avait ensuite été retenue « sans réelle analyse des solutions alternatives possibles ».

En 2009, le conseil départemental du Tarn avait encore voté la construction d’un réservoir artificiel de 1,5 million de mètres cubes d’eau, pour un coût estimé à 9 millions d’euros.

Pourquoi les écologistes s’y sont-ils opposés ? ?

Sur les 36 hectares de la zone du projet se trouvait une zone humide boisée de plus de 11 ha à la périphérie de Tescou. Avec 94 espèces protégées recensées, elle fut l’une des dernières zones humides de cette importance encore existante dans le Tarn. Ainsi, le Conseil Supérieur de la Protection de la Nature (CNPN) avait émis à deux reprises un avis défavorable, en raison de lacunes dans la protection des espèces et parce qu’il estimait que les mesures de compensation des espaces naturels détruits étaient « peu pratique, inadéquat ou très hypothétique ».

Dès le début de la lutte, des associations locales, des agriculteurs et des environnementalistes se sont opposés au barrage par la voie légale. Dès 2012, le collectif de protection de la zone humide du Testet avait introduit des recours administratifs pour contester la légalité du projet. Mais cela n’a pas empêché la préfecture du Tarn d’autoriser le projet en 2013.

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© JB Meybeck / Reporterre

Une partie des opposants commence alors à occuper une ancienne ferme, La Métairie Neuve, située à 3 km à l’est du projet de barrage. L’année suivante, la préfecture du département autorise le démarrage du projet de déforestation, sans attendre l’épuisement des voies de recours. Malgré les multiples irrégularités – autorisation de défrichement après le démarrage du projet, destruction de vestiges archéologiques – et l’action des opposants, la zone humide du Testet a été entièrement rasée et le sol nivelé.

Une fois le projet abandonné en 2015, suite à une déclaration de la ministre de l’Ecologie Ségolène Royal, des mesures ont été demandées pour tenter de restaurer le quartier. Il s’étend aujourd’hui sur 27 ha mais la grande majorité des espèces emblématiques qui s’y trouvaient avant les travaux n’y sont plus recensées.

Comment la zad est devenue un symbole politique

Reporterre a été le premier média à s’intéresser à cette petite lutte locale, au fin fond des campagnes occitanes. Au départ, il n’y avait qu’une poignée d’occupants permanents, regroupés au sein du collectif Tant qu’il ya des bouilles, du nom des zones humides en patois local. La lutte prend de l’ampleur et une zad est créée, comptant quelques centaines d’occupants, au point de devenir une « Notre-Dame-des-Landes du Tarn ». Les zadistes ont utilisé des techniques non violentes pour défendre la forêt : ils se sont perchés dans les arbres, se sont enfouis dans le sol et ont même entamé une grève de la faim. En revanche, la répression policière s’est accentuée, contribuant au changement d’ampleur de la lutte.

L’occupation a été perturbée dès le début par un harcèlement policier préfigurant celui vécu par les opposants à l’A69 : les occupants ont été expulsés à plusieurs reprises, et leurs camps successivement détruits. Par ailleurs, les blessures et humiliations liées aux interventions policières sont nombreuses : un traumatisme crânien, un tir de flashball tendu au bras, des tirs de gaz lacrymogène à bout portant sur le torse, une jeune fille avec quatre points de suture réalisés en urgence à la jambe suite à un coup de matraque. coup… À cela s’ajoute l’action des milices pro-barrage : crevaisons, pare-brise brisés, camps saccagés, biens volés, tentatives d’intimidation…

Pour le gouvernement socialiste de l’époque, déjà embourbé dans Notre-Dame-des-Landes, céder aux pressions des zadistes de Sivens aurait été perçu comme un aveu de faiblesse. « Ma politique est de débloquer ce pays »» avait proclamé le Premier ministre Manuel Valls, devant un parterre d’agriculteurs en 2014. « La mobilisation de la ressource en eau est un élément déterminant pour l’implantation des jeunes agriculteurs, c’est pourquoi nous avons tenu bon sur le barrage de Sivens. »

Comment Rémi Fraisse est devenu un symbole de la répression

Malgré la destruction de la zone humide, 3 000 personnes se sont rassemblées les 25 et 26 octobre 2024 pour le plus grand rassemblement contre le barrage, devenu un enjeu national. La présence de gendarmes mobiles, malgré une mobilisation bon enfant, a fini par exaspérer une partie des manifestants, et la tension est montée. A la tombée de la nuit, les affrontements sont devenus plus violents et vers 1h45 du matin, les gendarmes ont décidé de lancer une soi-disant grenade. « offensant ». Le projectile a explosé dans le dos d’un jeune homme non armé. Lorsque les secours arrivent, il est déjà trop tard : Rémi Fraisse décède sur le coup.

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© JB Meybeck / Reporterre

Aujourd’hui, on le connaît surtout à travers cette photo un peu floue, devenue iconique dans les milieux écologistes : de profil, le regard de côté, un visage aux traits doux, des cheveux longs, noués en dreadlocks. Rémi Fraisse avait 21 ans. Etudiant toulousain, botaniste pour l’association France Nature Environnement, il s’est impliqué dans des actions de protection de la nature dans la région toulousaine, notamment sur la biodiversité urbaine. « Quelqu’un de gentil et doux »décrit ses proches, auxquels de nombreux jeunes de l’époque ont pu s’identifier. Loin d’être un militant de longue date de la lutte Sivens et encore moins un occupant du quartier, il fait partie des centaines de citoyens venus ce week-end pour protester contre ce projet.

Quelles condamnations pour la police ?

Le gendarme responsable du lancement de la grenade, interdite depuis fin 2014 dans l’arsenal policier, n’a jamais été condamné. Après une enquête compliquée, la justice a ordonné le non-lieu le 9 janvier 2018. Une décision confirmée en appel deux ans plus tard en 2020 puis en cassation en mars 2021.

De son côté, la cour administrative d’appel a estimé qu’il y avait bien eu « une faute commise par la police » et a condamné l’État, pour préjudice moral, à verser plusieurs milliers d’euros à ses proches.

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